Page:Renan - Souvenirs d’enfance et de jeunesse.djvu/430

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devoir si cruel ? Et l’opinion qui rira de moi ! Et l’avenir !… Oh ! qu’il m’apparaissait pâle et décoloré. L’ambition ne pouvait soulever ce voile de tristesse et de regrets qui enveloppait mon cœur. Je maudissais ma destinée, qui m’avait amené de force entre de si fatales contradictions. Et la vie matérielle qui m’apparaissait avec ses besoins grossiers et impérieux ! J’enviais le sort des simples qui naissent, vivent et meurent sans bruit et sans pensée, suivant bonnement le courant qui les entraîne, adorant un Dieu qu’ils appellent leur Père. Oh ! que j’en voulais à ma raison de m’avoir ravi mes rêves ! Je passais une partie de mes soirées dans l’église de Saint-Sulpice, et là je cherchais à croire ; mais je ne pouvais. Oh ! oui, mon ami, ces jours compteront dans ma vie ; s’ils n’en furent les plus décisifs, ils en furent au moins les plus pénibles. À vingt-trois ans, recommencer comme si je n’avais pas encore vécu ! Je me figurais au milieu d’une foule turbulente, grossièrement ambitieuse, et moi, au milieu, simple et timide ; et il fallait se mêler à cette tourbe. Que de fois je fus tenté de choisir une vie simple et vulgaire, que j’aurais su ennoblir par l’intérieur. J’avais perdu le besoin de savoir, de scruter, de critiquer ; il me semblait qu’il m’eût suffi d’aimer et de sentir ; mais je sentais bien qu’au premier jour où le cœur cesserait de battre si fort, la tête recommencerait à crier famine.

Il fallait pourtant chercher à me créer une nouvelle existence dans ce monde pour lequel j’étais si peu fait. Je vous épargne le récit de ces complications, qui vous