Page:Renan - Vie de Jesus, edition revue, 1895.djvu/34

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le mal, le laid, le beau défilent au rang qui leur est assigné, en vue de l’accomplissement d’une fin mystérieuse. L’histoire n’est pas l’histoire, si l’on n’est tour à tour, en la lisant, charmé et révolté, attristé et consolé.

La première tâche de l’historien est de bien dessiner le milieu où se passe le fait qu’il raconte. Or, l’histoire des origines religieuses nous transporte dans un monde de femmes, d’enfants, de têtes ardentes ou égarées. Placez ces faits dans un milieu d’esprits positifs, ils sont absurdes, inintelligibles, et voilà pourquoi les pays lourdement raisonnables comme l’Angleterre sont dans l’impossibilité d’y rien comprendre. Ce qui pèche dans les argumentations, autrefois si célèbres, de Sherlock ou de Gilbert West sur la résurrection, de Lyttelton sur la conversion de saint Paul, ce n’est pas le raisonnement : il est triomphant de solidité ; c’est la juste appréciation de la diversité des milieux. Toutes les tentatives religieuses que nous connaissons clairement présentent un mélange inouï de sublime et de bizarre. Lisez ces procès-verbaux du saint-simonisme primitif, publiés avec une admirable candeur par les adeptes survivants[1]. À côté de rôles repoussants, de déclamations insipides, quel charme, quelle sincérité, dès que l’homme ou la femme du peuple entre en scène, apportant la naïve confession d’une âme qui s’ouvre sous le premier doux rayon qui l’a frappée ! Il y a plus d’un exemple de belles choses durables qui se sont fondées sur de singuliers enfantillages. Il ne faut chercher nulle proportion entre l’incendie et la cause qui l’allume. La dévotion de la Salette est un des grands événements religieux de notre siècle[2]. Ces basiliques, si respec-

  1. Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin. Paris, Dentu, 1865-1866.
  2. La dévotion de Lourdes semble prendre les mêmes proportions.