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toujours trop tôt, au pied d’un arbre, au bord d’une clairière. Les vols rapides des grives et des merles frôlent le cœur. Le canon du fusil bouge d’impatience. À chaque bruit, une émotion ! L’oreille tinte et l’œil se voile, et le moment passe si vite… que c’est déjà trop tard.

Les bécasses ne se lèveront plus ce soir.

Tu ne peux pas coucher là, poète !

Reviens ; prends la traverse, à cause de la nuit, par les prés humides, où tes souliers écrasent les petites huttes molles des taupes ; rentre chez toi, au chaud, à la lumière, sans remords, puisque tu es sans bécasse, à moins que tu n’en aies laissé une à la maison !

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UNE FAMILLE D’ARBRES

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C’est après avoir traversé une plaine brûlée de soleil que je les rencontre.

Ils ne demeurent pas au bord de la route, à cause du bruit. Ils habitent les champs incultes, sur une source connue des oiseaux seuls.

De loin, ils semblent impénétrables. Dès que j’approche, leurs troncs se desserrent. Ils m’accueillent avec prudence. Je peux me reposer, me rafraîchir, mais je devine qu’ils m’observent et se défient.

Ils vivent en famille, les plus âgés au milieu et les petits, ceux dont les premières feuilles viennent de naître, un peu partout, sans jamais s’écarter.

Ils mettent longtemps à mourir, et ils gardent les morts debout jusqu’à la chute en poussière.

Ils se flattent de leurs longues branches, pour s’assurer qu’ils sont tous là, comme les aveugles. Ils gesticulent de colère si le vent s’essouffle à les déraciner. Mais entre eux aucune dispute. Ils ne murmurent que d’accord.

Je sens qu’ils doivent être ma vraie famille. J’oublierai vite l’autre. Ces arbres m’adopteront peu à peu, et pour le mériter j’apprends ce qu’il faut savoir :

Je sais déjà regarder les nuages qui passent.

Je sais aussi rester en place.

Et je sais presque me taire.