Monsieur… excuses…
C’est le Carnaval ; vous êtes tout excusés…
(Les deux masques sortent. Un temps, une bouffée lointaine de musique et de cris joyeux parvient aux oreilles. Robert s'est approché de la fenêtre.)
Le Carnaval !… Ils dansent… Ils chantent !…
(Il ferme la fenêtre avec violence. Tout se tait. Puis, dans ce calme, on frappe à la porte. Robert sursaute. On frappe de nouveau. Après une hésitation où se manifeste l'état nerveux de Robert, il va à la porte, anxieusement, et l'ouvre, d'abord en l’entre-bâillant, puis toute grande, quand il a reconnu le visiteur.)
Scène 3
Guillaume !
(Guillaume est en grand deuil. Il entre lentement, traverse l’atelier et va s’asseoir en silence sur le divan.)
Mon pauvre Guillaume !
Oui. Ton pauvre Guillaume. Je viens du cimetière. J'ai été prier.
Mon pauvre ami !
Je viens te dire adieu.
Comment, adieu ?
Oui. Je ne peux plus vivre ainsi. J’ai essayé… Mais non. Impossible !
Que vas-tu faire ? Voyager ?
Oui, c’est cela : voyager. Loin, Très loin.
Depuis cinq semaines… depuis l'affreux malheur, je t’attendais… puisque tu ne voulais recevoir personne…
Personne !
… Pas même moi…
Pas même toi ! (Se reprenant :) Je te demande pardon… Vois-tu, il ne faut pas m’en vouloir. Mon malheur m’a exaspéré. Je vis dans une sorte d’égarement… et aussi de révolte ! J’en veux au monde entier !… Je suis injuste, je le sais. Mais ma douleur est si atroce ! Il me semble que c’est de ma faute ; que j’aurais pu prévoir cette catastrophe ; que je n’aurais pas dû la laisser partir, elle que j’adorais, qui était toute ma vie… et que j’ai retrouvée brûlée, défigurée…
Ah ! Tais-toi !
Quel cauchemar ! qui me poursuivra jusqu’à ma tombe ! Quel calvaire !
Tais-toi ! Tais-toi !… (Un temps.) Lorsque j’ai appris par les journaux du soir, la terrible catastrophe du train par lequel ta femme était partie à Nice, j’ai couru chez toi… Tu savais déjà le malheur, tu n’étais plus là…
Oui. J'étais au Cercle quand j’ai entendu crier dans la rue l'épouvantable nouvelle. Je suis descendu comme un fou. Une auto passait. J’ai dit au chauffeur : « Laroche ! » Il ne comprenait pas. Il a fallu que je le supplie pour qu’il me conduise… Nous sommes arrivés le lendemain matin !… Ah ! mon pauvre ami, quelle horreur ! Quelle horreur !… Des heures et des heures, je me suis traîné parmi les décombres, les cadavres, pour chercher son corps… J’avais les vêtements, les mains rouges de sang… Ah ! ces faces défoncées ! Ces yeux crevés qui pendaient sur les joues broyées ! Ces mâchoires aux dents cassées, qui semblaient encore hurler au secours !… Tiens ! à un moment, parmi les débris, j’ai aperçu une main blanche qui se tendait vers moi, — une main de femme… Je l’ai prise… j’ai tiré… J’ai ramené la main avec le bras !… Et je n’ai jamais su à qui celle pauvre petite main-là appartenait.
C’est épouvantable !