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La foudre tombait sur moi. J’ai dû pâlir affreusement. Vous m’avez ressaisi la main, disant :

— Ami, soyez bon jusqu’à la fin. Je pensais que vous aviez vu… Le pauvre garçon serait si malheureux !… Oh ! n’allez pas supposer qu’il m’ait avoué… Non ! Mais j’ai bien compris. Et pouvais-je lui briser le cœur ? Pouvais-je le faire souffrir, lui qui va bientôt nous quitter ?… Hélas ! ami, vous-même, tout à l’heure, vous craigniez que Jean Lebris ne fût plus là dans deux mois, pour assister à notre mariage. Alors, il faut attendre, n’est-ce pas ?

— Oui, répondis-je. Nous attendrons. Cela est bien, cela est juste. Vous êtes la meilleure… Pardonnez-moi, je ne savais rien, je ne suis qu’un niais… Je vous admire. Je vous aime.

— Je vous aime aussi, me dîtes-vous lentement.

Le sang revenait à ma face.

Nous rentrâmes, la main dans la main. À tout instant, je vous regardais comme on respire une fleur. Les roses, dont vous étiez, parfumaient notre tête-à-tête. Quelques-unes, au vent de l’auto, s’effeuillaient derrière nous.



IX. —

RADIOGRAPHIE



J’étais hargneux et triste. Et j’étais dépité. Ainsi, dès mes débuts dans le rôle d’amoureux, j’avais éprouvé l’aveuglement traditionnel ! Jean aimait Fanny, et moi qui vivais auprès d’eux, je n’avais rien deviné !… Mais, vraiment, était-ce possible ? Après tout, si Fanny se trompait ? Elle avait pu se méprendre à la douceur de Jean. Ce garçon timide était tendre, caressant ; son amitié, ses inclinations les plus platoniques se traduisaient en prévenances qu’une jeune fille pouvait croire inspirées par d’autres sentiments… J’interrogeai mes souvenirs, j’étudiai le passé comme un juge d’instruction ; et alors une multitude de faits se dressèrent…

Pendant quelques jours, j’épiai les façons d’être de l’aveugle et même — honteusement — celles de Fanny…

Elle avait raison. Il fallait attendre. Il fallait se taire.

« Après ma mort » ! Maintenant, la sinistre parole de Jean Lebris avait un double sens. L’échéance du terme funèbre me permettrait à la fois de connaître le secret de Prosope et d’épouser Fanny Grive. Un étrange hasard accumulait d’avance les consolations autour de la mort de mon ami Jean.

On ne doutera point qu’à dater de cette découverte, je mis un acharnement sans pareil à prolonger sa vie jusqu’à l’extrême limite. Dieu merci ! je n’ai rien à me reprocher là-dessus ! Et si aujourd’hui je suis tourmenté de quelque remords, ce n’est pas d’avoir failli à ma tâche la plus sacrée…

C’est seulement de n’avoir pas toujours résisté au besoin de les séparer, elle et lui. Parfois, en effet, une inquiétude intolérable me saisissait. Malgré toutes les preuves de tendresse que Fanny me prodiguait à la dérobée, je nourrissais les sourdes angoisses de la jalousie. Je me prenais à redouter la beauté diaphane de Jean, sa jeunesse touchante, la délicatesse nuancée de son âme sensible, l’attrait tout puissant de la pitié, la contagion de l’amour et jusqu’à cette ardeur qui est le propre des phtisiques. Les savoir ensemble m’exaspérait ; mais, par ailleurs, je répugnais maintenant à me mettre en tiers dans leurs entretiens. Car la vue des