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jeunes gens côte à côte m’irritait comme un sarcasme, et, bien que je possède à l’ordinaire le gouvernement de mes attitudes, bien que mon visage ait coutume de m’obéir, je craignais que Jean Lebris ne s’aperçût de mon trouble, lui qui voyait les émotions embraser nos nerfs comme chacun les voit embraser nos fronts. — Enfin, je supportais mal que ma fiancée fût exposée aux indiscrétions des yeux scientifiques.

Il s’ensuivit que je multipliai les occasions de me trouver seul à seule avec Fanny, et que j’entraînai Jean Lebris dans une suite précipitée d’expériences qui l’obligèrent à de fréquents séjours sous mon toit. La Science y gagna nombre d’observations sur les courants alternatifs, l’induction et la localisation des centres intellectuels ; mais Jean Lebris, je dois le dire, se prêtait d’assez mauvaise grâce à des exigences qui le privaient si souvent du plaisir de Fanny. Protestait-il, j’en appelais alors au patriotisme, je montrais chacune de nos acquisitions comme un enrichissement national ; il faiblissait en bougonnant, se rendait sans joie, et nous reprenions des travaux que bornait seulement le soin de sa santé.

Celle-ci, vers la fin de septembre, m’inspira de vives alarmes. Il fallut espacer les expériences, devenues d’autant plus fatigantes que la finesse du sixième sens ne cessait de s’accroître. D’autre part, après une sérieuse auscultation, il me parut indispensable de radiographier mon malade.

Jean Lebris, en dépit de mes objurgations, s’y était refusé jusque-là, niant que cela dût servir à autre chose qu’à me faire apercevoir la structure des yeux électroscopes. « Je vous vois venir ! me disait-il. Mais votre ruse est cousue de fil blanc ! Vous savez ce que vous m’avez promis ?… Si je commence à me laisser faire, après cette séance-là, vous m’en imposerez une autre, et je tournerai à la bête de laboratoire ! »

Je lui remontrai fort énergiquement qu’il n’y avait plus à tergiverser, que je n’avais plus le droit de m’arrêter à des caprices et qu’il fallait se laisser radiographier, sous peine des suites les plus graves. J’ajoutai, sur l’honneur, que la curiosité scientifique n’entrait pour rien dans mes raisons, et que, si mesquin qu’il se montrât dans sa défiance, je la respecterais toutefois, lui jurant que, pour peu qu’il le désirât, je limiterais la radioscopie à l’examen des poumons, pour ne la répéter qu’en cas de nécessité absolue.

— Il y va de la vie, continuai-je.

Jean rectifia :

— Il y va de quelques semaines de plus ou de moins… Oh ! ne croyez pas que la vie me pèse au point que sa durée me soit indifférente ! La vie est belle. Et je ne l’ai jamais trouvée plus délicieuse qu’à présent…

Il poursuivit avec gravité, comme dans un rêve :

— Depuis quelque temps, oui, c’est pour moi une vraie fête que la vie.

— Eh bien ! alors ? questionnai-je en surveillant ma voix et mes nerfs.

Il posa sa main sur mon bras :

— C’est que, ce bonheur-là, je n’y ai pas droit, voyez-vous. Je n’ai pas le droit, moi, d’arrêter les vivants dans leur vie, de les retarder dans leur voyage vers le Bonheur. Je m’accorde en ce moment un luxe inouï, — on me pardonnera, je l’espère, — mais il ne faut pas que cela dure trop longtemps… Laissez-moi m’en aller à mon heure naturelle, Bare. La dépasser serait de ma part une… indélicatesse, un abus, je dirais presque : un crime…

— Je ne vous comprends pas, dis-je d’un ton rauque. Je ne connais personne qui ne désire fervemment votre guérison ; et moi je vous supplie, au nom de ceux qui vous sont le plus chers, de vous laisser radiographier !