Page:Renard - L’Homme truqué, 1921.djvu/38

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Il secoua la tête :

— Non, dit-il. N’en parlons plus.

J’eus l’intuition qu’une seule influence était assez puissante pour le faire revenir sur sa décision. Le jour même, au tennis des Brissot, j’informai Fanny Grive de ce qui se passait.

— Il m’en voudra certainement d’avoir eu recours à vos prières, lui dis-je. Mais l’essentiel est de le décider, car je le trouve bien mal.

Puis je lui rapportai les termes dans lesquels Jean Lebris m’avait opposé son refus, — en taisant, bien entendu, tout ce qui concernait les yeux-électroscopes. Il me sembla qu’elle pâlissait un peu.

Je n’étais venu chez les Brissot que pour la rencontrer et lui parler à l’aise. Nous cheminions dans une allée du parc, à l’abri de tous les regards.

— Fanny ! m’écriai-je en la voyant pâlir.

Et je la dévisageai avec anxiété, mordu par la hideuse jalousie.

Mais, sans relever la tête, elle plongea pensivement dans mes yeux le rayon gris de ses prunelles ; puis un sourire triste, imperceptiblement railleur, adoucit ses traits où je lus comme un reproche et de l’apitoiement.

Confus, désespéré, je balbutiai des excuses passionnées. Mes mains implorantes se tendaient vers elle…

J’ai conservé la feuille de noisetier qui me frôla la tempe à l’heure de notre premier baiser. La voici devant moi, sur ma table, encore verte et déjà sèche…


Le lendemain, Jean Lebris avait capitulé, et il fut convenu que, le jour suivant, je procéderais dans la matinée à sa radiographie.

Pendant la guerre, l’Hospice de Belvoux, organisé militairement, avait été pourvu d’une quantité d’appareils dont quelques-uns, après l’évacuation, étaient restés à la disposition du personnel civil. Le laboratoire de radiographie, installé dans un pavillon spécial, était l’un des plus perfectionnés qui se pussent voir. On l’utilisait rarement, et c’est moi qui en assumais la direction.

Je passai à l’Hospice dans l’après-midi, pour vérifier l’état de l’engin et m’assurer de son fonctionnement. Tout marchait à souhait. Je prévins mon aide qu’il n’assisterait pas à la séance du lendemain et qu’il eût, par conséquent, à la préparer avec tout le soin désirable. Enfin, espérant encore que Jean Lebris me permettrait de photographier l’intérieur de ses électroscopes, entretenant peut-être l’arrière-pensée inavouée de les faire apparaître et d’en fixer l’image à son insu, je fis apprêter plusieurs plaques sensibles.

Une excitation me tenait tout vibrant, et des pensées multiples me traversaient l’esprit, à la vue de cet écran laiteux où tant de choses diverses se dessineraient pour moi, si je le voulais, — où le squelette de Jean Lebris viendrait lui-même, dans une apparition anticipée, m’annoncer la date de sa mort, — où peut-être (mais il ne tenait qu’à moi de biffer ce « peut-être ») la formidable invention du sixième sens commencerait à sortir de son mystère impénétré.

Le soir tombait quand je sortis de l’Hospice.

Rentré chez moi, je dînai rapidement et me mis à compulser les notes qui devaient servir à la rédaction de mon mémoire technique.

Je fus tiré du travail par une lugubre rumeur, des bruits de pas pressés, un ronflement… Le tocsin commença de tinter ; un clairon, sonna la générale…

L’incendie empourprait le quartier Saint-Fortunat. Les grandes toitures de l’Hospice se découpaient à la silhouette sur le fond du brasier. Autant que je pouvais l’apprécier, le loyer du sinistre se trouvait dans l’enceinte même de l’établissement. Ma gorge se serra.