Page:Renard - L’Homme truqué, 1921.djvu/8

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peur m’ait frappé à mon insu, puisque, toutes les fois qu’elle tinte, la sonnette me secoue imperceptiblement, comme un enfant hausse le coude et cligne des yeux quand s’agite une main qui l’a battu jadis. Au surplus, pourquoi me servirais-je de ce mot « apparition », qui est faux, s’il n’y avait en moi quelqu’un d’absurde qui est resté sous le coup de l’étonnement et s’obstine dans sa déraison ?

Je suppose que mes nerfs se seraient tenus plus tranquilles, si la journée et la soirée n’avaient pris soin de les travailler dans le mode funèbre et de me mettre dans une disposition d’esprit exceptionnellement favorable à certaines faiblesses.

Ce jour-là, la ville de Belvoux avait célébré la mémoire de ses enfants morts au champ d’honneur ; et Mme Lebris, vieille amie de feu ma mère, bonne dame à demi percluse, m’avait prié, ainsi que Me  Puysandieu, le notaire, de l’assister dans ses déplacements. Suivant l’ordre des cérémonies, nous l’avions soutenue de l’église au monument du Cours et du Cours au cimetière, puis un dîner intime nous avait réunis tous trois chez l’excellente femme.

Sous l’influence d’une pensée qui ne la quittait plus, Mme Lebris avait fait de ce dîner une dernière cérémonie consacrée au souvenir de son fils.

— Il vous aimait bien ! nous avait-elle dit d’une voix émue, en nous tendant les mains par-dessus la table.

Et nous n’avions parlé que de lui, jusqu’au moment de la séparation.

Mme Lebris est ma voisine. Pour aller de sa maison à la mienne, il n’y a que la Grande-Rue à traverser. Je rentrai chez moi profondément triste, et, comme tous les soirs, je m’assis pour travailler devant ce bureau sur lequel j’écris à présent.

Il me fut impossible de me mettre à l’ouvrage. D’habitude, j’ai trop de besogne pour m’appesantir sur la disparition de tous ceux qui furent mes amis et que la guerre a dévorés. Quelques heures de désœuvrement recueilli m’avaient rapproché de leur troupe sévère. J’étais environné de chers fantômes, et l’idée de Jean Lebris me hantait.

Je le revoyais, mince et pâle, un peu courbé. Je crois en effet qu’il « m’aimait bien », malgré les dix ans qui faisaient de moi son grand aîné. Sa santé délicate le mettait sous la dépendance de ma sollicitude. C’était un jeune homme intéressant, artiste, qui serait peintre sans doute. On ne lui reprochait que d’être insociable, casanier, et de pousser la timidité jusqu’à la phobie du monde. Son affection ne m’était que plus précieuse. — Il m’avait écrit souvent, aux armées. Et puis, un jour de juin 1918, une lettre de sa mère était venue m’annoncer le désastre : disparu, devant Dormans, pendant l’avance allemande… Et deux mois plus tard, venant par la Suisse, la suprême confirmation : mort à l’ambulance saxonne de Thiérache (Aisne)…

Je déposai mon stylographe inutile, et, sur mes livres ouverts, je me pris la tête dans les mains.

Ceux qui ont perdu des êtres aimés savent le jeu sacré qui consiste à les faire renaître devant soi, à tendre toutes les forces de la mémoire et de l’imagination pour créer des ombres qui leur ressemblent… Ainsi moi, ce soir d’avril.

C’est alors que la vieille sonnette carillonna, et que, soudain, je fus debout, replacé sous les ordres de ma nature, qui est positive, et repris par le sentiment du terre à terre. Du moins, je le crus. Je crus que l’existence, mon existence de médecin, m’avait ressaisi brusquement, et que mes évocations d’outre-tombe étaient loin de moi… Quelque client m’envoyait chercher, — un client du quartier Saint-Fortunat, probablement, puisqu’on sonnait rue de la Botasse, par derrière…