Page:Renard - La Lanterne sourde, Coquecigrues,1906.djvu/126

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levée. Le canard passa dessous, simplement et comme il fallait s’y attendre. Il disparut dans un remous, barbota quelques secondes en pleine écume, et, de nouveau, se remit à glisser moelleusement, fugitif vivant, on l’aurait juré, et certes infernal, à l’aise au milieu de la rivière s’élargissant. La colère de M. Mignan devenait un danger. Il voulait respirer, mais il ne savait quel tampon refoulait l’air hors de lui. Il s’arrêta, imité par Levraut qu’il semblait oublier, prit le ciel à témoin, et tout de suite résolu, repartit :

— J’en crèverai, dit-il, mais je ne lâcherai pas.

La neige, silencieuse et serrée, lui mouillait le nez, les lèvres, le cou, éteignant complaisamment tous les feux à fleur de peau. Elle collait sous ses pieds, doublait, triplait ses semelles, lui donnait une attitude d’échassier, jusqu’au moment où, l’une des boules désagrégée, il se déséquilibrait, soudain boiteux. Plus loin, il faisait envoler d’un peuplier une bande de chardonnerets et l’arbre semblait brusquement secouer des fleurs chantantes.

— Ça va durer longtemps, cette histoire-là !

En vérité, il crut être à la fin. Non loin de Marigny, un peu en amont du pont, une sorte de jetée naturelle précédait l’arche du centre et partageait en deux le courant. Au lieu de le suivre à droite ou à gauche, le canard maladroitement buta en plein un bouchon épineux où il resta.

— C’est pour le coup, que je te tiens, dit M. Mignan.

Le tenait-il réellement ? Une dizaine de mètres