Page:Renard - La Lanterne sourde, Coquecigrues,1906.djvu/127

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l’en séparait. Une dernière fois, il tenta de corrompre Levraut. Jamais on n’avait vu un chien à ce point apathique et morne. Aux signes de son maître, il s’écarta obliquement. M. Mignan, le regard circulaire, se mit en quête d’une longue gaule, d’une gaule de dix mètres ! Quelle naïveté ! Il fixa le canard, comme s’il voulait le cramponner de l’œil et le ramener au bord. Ses joues tremblaient. Ses lèvres se contractaient jusqu’à blanchir et se serraient à ne pas laisser passer le moindre sifflement. De grosses gouttes de neige fondue coulaient sur ses moustaches comme des larmes. Il n’imaginait aucun moyen. À vrai dire, il souffrait sans pouvoir localiser sa blessure et se sentait envahi d’une telle furie qu’il ne raisonnait plus. Comme Levraut s’approchait, il lui adressa seulement un coup de pied, incapable de recommencer la discussion. Le chien para en rompant. Toutefois, le coup de pied ne fut pas entièrement inutile, car une grosse motte de neige boueuse se détacha du soulier, vola lourdement dans l’air, comme un vilain oiseau sale, retomba, s’écrasa, s’émietta, et M. Mignan éprouva momentanément une sensation de légèreté et de bien-être qui le surprit. Mis en train, il donna de l’autre pied un autre coup, cette fois sans intention méchante et simplement pour se débarrasser de l’autre motte. Puis, le fusil en bandoulière, les mains dans ses poches, les épaules rondes sous la chute lente de la neige endormie et endormante, il continua de regarder le canard, vaguement sollicité par de multiples desseins.

En cet endroit, la rivière, profonde jusqu’au genou