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le péril bleu

et ils s’enfuyaient, bienheureux d’avoir trouvé marchand. C’étaient les riches. — D’autres n’avaient pas de quoi s’en aller. Quinze mille peut-être. Ceux-là vivaient de rien dans leurs masures barricadées, comme au fond de tanières. Nul ne correspondait avec son voisin ; — pourtant, les nouvelles arrivaient jusqu’à eux, mais dénaturées, grossies, et redoublaient leurs transes. L’aigle de Robert fut la chauve-souris géante que l’on appelle « vampire », et le poisson de Philibert prit forme de requin volant, de dragon, de tarasque des temps gothiques…

Autour des villages condamnés jaunissaient les moissons que personne ne récolterait. Les prairies poussaient haut et dru ; les vignes s’emmêlaient de longs rejets flexibles, et l’herbe verdissait le sol des routes blanches.

Un silence de mort planait.

Parfois, un vagabond se risquait à la maraude. Il vint aussi des bandes de voleurs, dans l’espoir de piller les biens à l’abandon… Mais subitement des cris horribles s’élevaient à l’intérieur des maisons ou dans la campagne lointaine : batailles d’hommes contre des chiens enragés, contre des chats oubliés, contre des rivaux, contre la peur, ou bien contre… on ne savait quoi.

Les pillards, au bout de quelque temps, ne vinrent plus.

À partir de ce jour, les seuls êtres humains que l’on vit errer par les champs et les bois furent de misérables insensés, dont le nombre augmentait d’heure en heure. Ils sortaient de leurs geôles volontaires sous la domination d’idées puériles, produits de l’épouvante et de la claustration. Demi-nus, désœuvrés, les malheureux allaient au hasard, se nourrissant de grains et de racines. Le Sarvant, d’après l’histoire, en choisit quelques-uns ; la majorité se suicida.

Il n’était pas rare, en effet, qu’aux arbres, aux poteaux des chemins, aux croix des carrefours, se balançassent des pendus qui avaient fui la peur dans la mort. À travers la vallée, une succession de pylônes soutenait les câbles électriques de Bellegarde à Lyon ; presque tous avaient servi d’échelles à d’étranges désespérés, qui touchaient les câbles et s’électrocutaient. Des momies carbonisées tordaient leurs postures simiesques au sommet