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le péril bleu

de ces miradores, et semblaient bouffonner entre elles. Les rivières charriaient des cadavres, messagers de l’effroi qui sévissait. La voie du chemin de fer était un rendez-vous d’écrasés. — Il régna de grandes puanteurs. Mais grâce aux nuées de corbeaux qui s’abattirent sur le pays, le charnier qu’il était fut vite un ossuaire.

La postérité s’étonnera d’une telle débâcle. C’est qu’elle oubliera comment les Bugistes comprenaient la calamité. Ce n’était plus une brimade, ce n’était plus un stratagème de forbans. C’était la fin du monde. Et ils croyaient que Jéhovah commençait par le Bugey à dépeupler la terre. Pour eux, le Sarvant devenait l’ange exterminateur. Blottis dans l’ombre des cahutes, n’osant pas ouvrir les fenêtres, ils tendaient l’oreille. Le roulement des trains, grondant parmi le calme, leur paraissait le tonnerre de Dieu. Ils évoquaient avec angoisse les bêtes d’Apocalypse qui avaient été vues dans le ciel : un veau, un aigle, un brochet. Les plus mystiques pensaient au bœuf ailé de saint Luc, à l’aigle de saint Jean l’Évangéliste, à l’ichthys, poisson-symbole des premiers chrétiens. C’est pourquoi, si quelque automobile traversant la région s’avisait de corner, ils entendaient la trompette du Jugement, et s’étant signés, ils se prosternaient, la face contre terre.

Dix siècles auparavant, les mêmes alarmes s’étaient répandues. Les terreurs de l’an mil neuf cent douze égalaient celles de l’an mille. Et si elles devaient moins se généraliser, c’est qu’elles avaient une raison d’être, tandis que les autres étaient filles de l’inépuisable fantaisie[1].

Malgré cette exaltation des sentiments religieux, on n’arrangeait plus de processions. Il eût fallu sortir. Et quand même on fût sorti, chaque paroisse aurait-elle réuni assez de pénitents ?… La statistique n’a pas cité de famille où le Sarvant n’ait fait plusieurs victimes. Loin d’être une exception, le quintuple malheur de Mme Arquedouve était celui de nombreuses grand’mères.

  1. Dans la nuit du 18 au 19 mai 1910, la fin du monde devait accompagner le retour de la comète de Halley. Est-il besoin de rappeler la quantité de suicides qu’engendra cette prédiction ?