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suite du journal

Un fait indubitable, c’est que je fais partie intégrante d’une collection de types, d’un muséum, d’une ménagerie, — ou plutôt d’un aquarium, puisque, au lieu d’être véritablement comme des bêtes en cage, nous sommes plongés dans notre élément vital, sicut poissons dans aquarium. Ou plutôt, puisque cet élément c’est l’air, nous sommes dans un aérarium… Eh oui ! un aérarium aussi bien compris que l’aquarium rêvé par Maxime Le Tellier pour reproduire l’ambiance des bas-fonds sous-marins… Et tous ces grincements qui me donnent la chair de poule, n’est-ce pas une multitude mystérieuse admise à nous contempler, moyennant peut-être l’acquittement d’un droit d’entrée ?…

Cette hypothèse me vint dès la première minute ; son horreur obsédante me l’impose toujours. Elle me vint en regardant toutes ces faces affreuses orientées vers la mienne… Ils vociféraient ! ils m’interpellaient… Je n’entendais rien : je les voyais crier. Le soleil très bas nous éclairait par-dessous ; cela mettait sur les choses une lumière de rampe de théâtre, brutale et livide. Nos ombres ne pouvaient se projeter que sur nous-mêmes. Tous, tous, des Pierre Schlemihl ! Tous, des hommes sans ombre !…

Le soleil était descendu sous la mer aérienne. La surface de l’Air se devinait à peine et seulement à l’horizon, sous l’aspect d’un anneau plat, diaphane, visionnaire. La Terre immense, creuse et diffuse, blondissait dans le soir. Il y avait un ruban bleu entre l’horizon terrestre et l’horizon de la mer aérienne, — un ruban circulaire, — et, en faisant des yeux le tour du bas de ce ruban, j’ai distingué (quand on m’a rendu ma jumelle, ce que je raconterai tout à l’heure), j’ai distingué les pays.

D’ici on voit les Baléares, la moitié de la Sardaigne et jusqu’à Leipzig, Amsterdam, jusqu’à Londres et Rome ; d’ici on découvre un cercle européen de