Page:Renard - Le Péril Bleu, 1911.djvu/353

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
352
le péril bleu

apparente. — L’ami de M. Le Tellier prêta sa limousine aux Monbardeau ; l’auberge de Lucey s’ouvrit aux revenants qui n’avaient pas encore été réclamés.

Quant aux animaux, on les acheva sans grande raison, ni grande nécessité, ni grande humanité. Et ce faisant, ne semble-t-il pas, au propre et au figuré, qu’on se soit montré au-dessous des Sarvants ? eux qui ne les avaient pas tués ?… N’est-il pas raisonnable de croire que les Invisibles se sont aperçus enfin de l’existence de la douleur ? Ayant découvert chez les êtres d’en bas cette chose subtile, atroce et merveilleuse, — étrangère à leur monde, — n’est-ce pas alors qu’ils ont arrêté leurs vivisections ?… Car, il n’y a pas à dire (l’état des cadavres en a témoigné) : les vivisections prirent fin tout d’un coup ; et le seul motif valable qu’on en puisse donner, c’est la miséricorde des Sarvants éveillée par la découverte de la souffrance. Et s’ils n’ont pas rapatrié sur-le-champ les pauvres hères qu’ils s’étaient mis à plaindre, ne faut-il pas attribuer ce retard au temps de construire un second aéroscaphe ou quelque autre appareil invisible destiné à les redescendre ? À ce sujet, l’hypothèse qui semble prévaloir est celle d’un engin automatique, poussé par le vent, qui serait venu atterrir dans l’île, au hasard ; un déclenchement l’aurait fait remonter de lui-même, après décharge. Cela n’est pas impossible, mais rien n’autorise à le certifier. Le fait réel, c’est que les Sarvants nous ont rendu les nôtres dès qu’ils ont pu le faire, — et tout porte à croire qu’ils l’ont fait par intelligence et bonté.

C’est en effet une chose assez monstrueuse, logiquement parlant, que les poètes et les philosophes qui ont imaginé des êtres intelligents hors l’humanité, en aient toujours fait des créatures sanguinaires et méchantes. Pour affecter le lecteur avec certitude et forger des civilisés qui fussent loin de l’homme autant qu’il est possible, ces utopistes ont refusé à leurs individus chimériques les vertus qui passent pour nous être propres. Ils ont cru, par cet expédient, faire montre d’indépendance à l’égard de l’anthropomorphisme, et ils lui ont sacrifié servilement, à leur insu, en privant leurs nations supposées de mérites et de qualités dont l’homme, en foule, est pareillement dépourvu.