Page:Renard - Le Péril Bleu, 1911.djvu/354

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
353
disparition du visible

Les Sarvants nous sont, je crois, supérieurs en morale comme en altitude. Et il faut que cette opinion-là ne soit pas si mauvaise, puisqu’elle s’imposait à l’esprit éminent de M. Le Tellier aux instants mêmes où il agitait avec rage pourquoi les Invisibles avaient gardé sa fille.

Car ils l’avaient gardée, la chose était certaine. On avait fait des cadavres un recensement trop assidu pour que celui de Marie-Thérèse y eût échappé. Donc elle était restée là-haut. Pourquoi ? Sa beauté n’expliquait rien, sa beauté n’avait pas cours chez les Sarvants, pas plus que chez nous la grâce d’une araignée… Alors, pourquoi ?

« Pourquoi Marie-Thérèse ? » se demandait M. Le Tellier. « Et pourquoi elle seule ? »

On revenait. Il pressait les mains de sa femme blottie au fond de la voiture. Devant eux, la limousine des Monbardeau détalait sur la route. Et dans celle-ci, penché sur le visage plaintif de sa fille, le docteur murmurait :

— « Suzanne, Suzanne ! Je te pardonne, tu sais ! »

Un sourire effleura les lèvres violettes. Alors, M. Monbardeau s’occupa d’Henri et de Fabienne ; mais comme il n’avait rien à leur pardonner, jamais il ne parvint à les dérider. Leur hébétude dépassait toutes les appréhensions.

— « Henri, sais-tu pourquoi ils ont gardé Marie-Thérèse ? » fit Mme Monbardeau.

— « Chut… Du calme, du silence… » conseilla le docteur.

La physionomie de son fils avait indiqué une vague expression d’ignorance.

— « Laisse-le, Augustine. Ce soir, on pourra l’interroger. Ce soir ou demain matin. »

Les deux automobiles glissaient au fond de l’océan céleste. Elles épandaient derrière elles une traîne de poussière semblable aux nuées opaques dont les seiches de la mer dissimulent leur fuite…

La première, sarcophage d’ébène, portait la Joie. La seconde était le char candide et resplendissant de la Tristesse… Vous conviendrez qu’il y avait maldonne.