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la petite illustration

après quoi je filerais rapidement vers le kurhaus de la Weberstrasse, et, quand je retrouverais Fuchs — qui avait, lui, la ferme intention de m’accaparer jusqu’au soir — je saurais ce que le professeur Krantz et ses projets étaient devenus.

— C’est donc convenu. Bonsoir, Fuchs. Et merci.

— Une bonne nuit, monsieur Semeur. Je vous présente mes devoirs.

Je laissai ma main, un instant, sur l’appareil que je venais de raccrocher. Qui m’eût vu, dans cette cabine téléphonique, se fût sans doute étonné de ma physionomie. Elle devait traduire assez singulièrement l’opinion perplexe que j’avais de moi-même, au sujet de ce Krantz dont je n’osais pas parler. Cela devenait baroque. Quand j’y réfléchis à présent, je crois bien que j’appréhendais de connaître, quel qu’il fût, le sort du professeur. Avait-il réussi ? Combien terrible, alors, eût été mon émotion !… Avait-il renoncé à ses projets ? Quelle déception j’en aurais éprouvée !… Ses recherches n’avaient-elles pas encore abouti ? Autre désillusion. Ce qui me semblait à peu près évident, c’est que la fameuse découverte n’était pas accomplie. Car comment supposer qu’elle l’eût été sans déchaîner par le monde la plus bruyante tempête de hurlements et d’acclamations ?… Fort bien ; mais alors, pourquoi n’était-elle pas accomplie, le délai d’une année se trouvant expiré ? Krantz n’était pas mort, certes, puisqu’il comptait parmi ceux que la mort tire de l’ombre pour les ensoleiller de gloire. La fin de Krantz ? Mais tous les journaux de la terre l’auraient annoncée !

Étrange perplexité, je le répète. Enfin, quelques heures encore, et je saurais !

Je sortis de la cabine et montai dans ma chambre.

Là, mes regards se promenèrent avec autant de curiosité que de surprise sur ces lieux où j’étais venu jadis, essayant d’être loin de moi-même, et que j’avais quittés dans un état d’âme si pathétique. Je n’en retrouvais pas l’aspect tel que ma mémoire l’avait enregistré, tel que mon esprit l’avait photographié, plus d’une année auparavant, à travers un autre « objectif » mental.

Je n’y voyais rien, absolument rien de ce que j’eusse tant aimé reconnaître, rien de l’accueil, empreint d’une effusion muette, que je m’attendais à recevoir des choses, des murailles — des glaces surtout, qui auraient dû me chanter en silence leur joie de me revoir si changé, mais si fidèle à leur souvenir. Tout était froid, impersonnel, étranger, à me faire croire qu’on m’avait désigné une chambre pour une autre. Et pourtant c’était l’heure même, l’heure désespérante où, quatorze mois plus tôt, ces glaces, ces murs, ces objets m’avaient assisté dans mes pires souffrances, quand j’étais au bord de mes nuits comme au seuil de l’enfer — quand mes regards mêlaient à tout ce qu’ils rencontraient le visage amaigri d’Albane, ses grands yeux pleins d’ombre et ses lèvres décolorées dont je me rappelais le goût de fièvre et d’éther !

Est-ce que j’allais ressentir, en présence de Krantz, une semblable déception ?

Le sommeil vint effacer tout cela, lorsque se furent calmés dans mon corps les trépidations tenaces du voyage et les rythmes changeants — de galop, de martellement, de bourrée, d’habanera — dont la fuite du train sur les rails avait scandé mes rêveries fantastiques.

À 8 heures, par une très belle matinée de l’été commençant, je pris place dans une confortable auto de remise que le portier de l’hôtel avait commandée pour moi. Au moment de donner mes ordres au chauffeur, j’hésitai. Lui dirais-je : « Weberstrasse » ?… Mais non ; il fallait être raisonnable. Le Dr Lautensack m’attendait à 8 heures et demie, très obligeamment, pour me consacrer son temps jusqu’à midi. Écourter ma visite, voilà tout ce que l’urbanité me permettait à son égard. Je donnai l’adresse de « Grunewald ».

Chemin faisant, je ressentis l’effet que produit toujours, à qui voyage peu ou ne voyage plus, l’ambiance d’un autre peuple. L’Allemagne exerçait sur moi son influence, et je cherchais sur les faces, vainement, avec un soupçon de malaise,