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le professeur krantz

cette insouciante gaieté, cette railleuse bonne humeur qui caractérisent mes compatriotes. Les Français portent leur destin comme une écharpe négligemment nouée, et ce sont des gens qui raffolent d’entrer par les sorties, sortir par les entrées, manquer le lever du rideau et s’en aller avant la fin. J’étais surpris de la gravité germanique, surpris non moins de l’avoir oubliée. Un sourire manquait là, qui, répandu sur les foules, m’eût réconforté, maintenant que j’avais cessé d’être un homme qui ne souriait pas et se plaisait à ne voir, autour de sa tristesse, que des figures sérieuses.

Ma voiture stoppa devant un palais neigeux, aux lignes simplifiées. Quelque chose, en effet, de colossal. Un monument au goût du jour. J’entends : d’un aspect schématique, dénudé, d’une rudesse d’épure, avec cette absence de visage et cette cruelle harmonie de plans désertiques et de surfaces vacantes, qui s’efforce de remplacer l’ancienne grâce par l’équilibre des proportions et le volume combiné des masses.

J’entrai dans le vestibule, au sein d’un vide énorme, géométrique. Les dimensions de ce hall ébahissaient. Quelle fantaisie équivoque l’avait construit pour un comice de géants ?

On m’introduisit sans tarder auprès du Dr Lautensack.

Je l’abordai dans un local beaucoup moins éléphantesque que le hall d’entrée, mais tout aussi marqué des signes du néant. C’était assurément son studio. Les parois unies, dépouillées du moindre ornement, s’en intersectaient comme les carrés d’un cube presque idéal, à force de ne vouloir être qu’un cube. Dans le bas, se tassaient des engins métalliques, qui étaient peut-être bien des armoires. Le docteur, à ma vue, se leva d’un siège en tubes nickelés, derrière un terrible dispositif que j’identifiai « bureau » à la faveur des registres et des papiers qui en encombraient le dessus.

Je vis bien, à l’attitude du Dr Lautensack, que je survenais mal à propos, encore qu’il m’attendît et que l’horloge figurât 8 heures et demie, au moyen d’aiguilles non dégrossies et de chiffres synthétisés par douze rectangles.

Lautensack vint à moi, modèle de courtoisie, prodigue d’inclinations tout à fait accueillantes. Mais mon œil exercé ne s’abusait pas touchant ces manifestations. Je le dérangeais en plein travail. J’étais importun.

Corpulent, le masque énergique, la chevelure remarquablement drue et crespelée, tel était le Dr Lautensack, sur qui des mois avaient passé sans qu’il y parût.

— Monsieur Semeur ! On ne peut plus heureux de vous serrer la main et de vous recevoir à « Grunewald » !

Je le complimentai sur sa bonne mine et sur le choix si mérité qui l’avait placé à la tête d’un établissement aussi considérable.

Il reconnut avec une aimable simplicité que l’Anatomisches Institut n’était plus pour lui qu’un souvenir éclipsé par l’ampleur de ses nouvelles fonctions — ampleur qu’il me découvrait, du reste, en laissant voir la préoccupation de la tâche dont je l’avais distrait et en jetant des coups d’œil furtifs vers son bureau, si tant est que ce bureau en fût un, au sens habituel du substantif.

— Monsieur le docteur — dis-je poliment, au rebours de ce que je pensais — je n’en suis pas à dix minutes près. Prenez toutes vos aises. Vous m’avez paru fort absorbé quand je suis entré. Je vous en prie : terminez votre travail.

— Mais non, mais non, monsieur Semeur. Nous allons tout de suite commencer notre petite promenade. Ce que je fais là peut très bien attendre. Ce sont des comptes…

— Je vous en supplie, insistai-je en y mettant une bonne grâce des plus persuasives.

— Oh ! Je ne sais si je dois vous céder. Il est vrai que ces comptes…

— Cédez, monsieur le docteur. Vous me ferez grand plaisir. Je m’en voudrais trop.

Lautensack regarda plus longuement son chantier de bureaucratie. L’alternative oscilla dans ses yeux. Mais il n’était pas homme à demeurer longtemps irrésolu, et il se décida tout à coup.