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le professeur krantz

Leur maintien, leur allure décelaient de mystérieuses anomalies.

— Ceux-là ? questionnai-je en regardant tour à tour ces errants et le directeur de « Grunewald ». Sont-ce ceux-là que vous avez… sauvés de la mort ?

À cette minute, devant l’intolérable spectacle de ces êtres vacillants ou saccadés, trop lents ou trop prompts, je réalisai pleinement les innombrables risques de la prodigieuse invention.

Fumées ! Krantz me délivra sans délai de mon erreur et de mes chimères.

— Ceux-là ? dit-il avec un demi-sourire d’indulgence et de raillerie. Mais non ! Quelle idée ! Ce sont de pauvres aliénés. Rien de plus ordinaire. Soyez rassuré… Vous parcourriez « Grunewald » d’un bout à l’autre sans y rencontrer un seul malade, un seul patient dont j’aie fait un sujet d’expérience. En êtes-vous bien convaincu ?

— Je le suis… Mais où sont, alors, ceux dont vous me parliez tout à l’heure ? les morts que vous avez ranimés d’une vie artificielle, entretenue par des procédés physico-chimiques ?

— Ah ! fit Krantz — un instant soulevé à l’évocation de son rêve scientifique. — Quelle entreprise, pourtant ! Tromper la mort. Insidieusement, la laisser accomplir son œuvre inéluctable et lui permettre d’arrêter le moteur de la vie, pour le remettre en marche aussitôt, d’une autre manière, mécanique, indépendante des vicissitudes fonctionnelles !

Il retomba dans une tristesse noire et m’inspira tant de compassion que je me rapprochai de lui, posant ma main sur la sienne,

— Où sont-ils ? redemandai-je très doucement, mais lanciné par une curiosité diabolique.

— Oh ! dit le professeur. Il n’y en a qu’un.

Alors, comme mon seul regard traduisait mon insistance et que, les yeux dans les yeux, j’essayais de convaincre de ma fidèle discrétion le professeur Krantz, le silence, encore une fois, ne fut troublé que par les murmures du dehors. Et, dans ce silence, mon oreille, attentive à la réponse du savant, perçut vers sa poitrine le bruit métallique d’un tic tac effrayant.

L’instinct me rejeta en arrière. J’abandonnai la main de Krantz, comme si j’avais tenu jusque là, sans m’en douter, la chose la plus repoussante de l’univers.

Il avait compris.

— Voilà, fit-il en fermant les yeux. Il n’y en a qu’un, et c’est moi. Vous n’ignorez plus rien, maintenant. Vous savez que je suis mort et néanmoins vivant. Vous savez que j’ai péri à mon heure et que, si pourtant je suis encore en vie au delà du terme que la nature m’avait assigné, je ne dois le souffle qu’à l’application de la science — de ma science. Mon cœur ne bat plus de lui-même, maïs au rythme d’une machine. Je suis pareil à un automate qu’on a remonté. Cela, vous le savez. Mais ce que vous ne savez pas — ce que je n’avais pas prévu, moi le savant, moi l’intellectuel insensible, c’est…

— L’horreur ! dis-je.

Krantz chuchota :

— Oui. Une horreur que je ne veux infliger à personne.

Il rouvrit les paupières, pour ma plus vive satisfaction. Sans regard, ses orbites m’apparaissaient béantes.

— Écoutez. Écoutez cela ! reprit-il d’un ton angoissé.

La pulsation, sèche, mécanique — infime dans le grand calme de « Grunewald » — battait régulièrement sa mesure. Je ne savais rien des rouages qui conditionnaient l’appareil, je savais seulement que c’était là l’objet capital de la sensationnelle découverte.

— Voyez-vous… dit Krantz sombrement, il y a des choses auxquelles le chercheur ne pense pas, tant qu’il cherche. Je croyais poursuivre le secret même de la vie, j’ai cru trouver la manière subtile de la relancer en nous… Ah ! Ah ! Orthopédie ! Et c’est tout ! Cette vie empruntée qui m’anime n’est plus la vie ! Qu’est-ce donc qui lui manque ? Il n’est pas en mon pouvoir de vous répondre avec exactitude.