Page:Renard - Le Professeur Krantz, 1932.djvu/30

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Ce que je puis dire, c’est qu’on ne peut pas revenir d’aussi loin, si peu de temps qu’on y soit resté. La nuit éternelle ne vous lâche pas comme cela ! On en garde, accrochés dans tout l’être, je ne sais quels lambeaux effroyables… Bien plus ! Je m’exprime mal. Quelque chose de soi — l’essentiel — y demeure incrusté ! Suis-je ici tout entier ? Non pas. Ici, vous ne voyez que le mannequin agité du professeur Krantz. Et, là-bas, je ne sais où — je ne sais dans quelle contrée noire — son âme, ah ! son âme…

Krantz, livide, la sueur au front, me faisait l’effet d’un damné.

— Lazare ! murmura-t-il en frémissant. Lazare !

J’étais moi-même égaré. La présence du savant me causait un malaise extraordinaire. Sa personnalité d’homme supérieur, exerçant les plus hautes fonctions, avait disparu pour moi. Je ne voyais plus en lui, soudain, que l’un de ces vivants scientifiques auxquels j’avais songé si fréquemment. Mais, à cette heure, ses aveux et ses lamentations venaient de porter à un point inimaginable l’espèce de répulsion que ses recherches m’avaient toujours inspirée. L’événement avait balayé sans douceur les quelques illusions que j’avais pu me faire sur sa découverte, quand rien encore n’était découvert et que tout flottait dans les limbes bénévoles de la possibilité. Ce que je réalisais, pour le moment, avec une émotion des plus désagréables, c’est que j’étais, entre ces quatre murs, dans la compagnie hors nature d’un homme que tout le monde prenait pour un vivant — et qui, à proprement parler, ne l’était pas. Selon les vieilles lois de la création, Krantz n’aurait pas dû se trouver là. Il confessait, d’ailleurs, ne s’y trouver qu’à demi. Et je sentais ma vie à moi, ma vie vraie, naturelle et légitime, protester, entrer en révolte, de la façon la plus inattendue et la plus violente, contre ce répugnant produit de fabrication illicite, cette contrefaçon de l’œuvre divine, ce frauduleux ersatz.

Aussi bien, une voix mal assurée me criait à l’oreille : « C’est un mort ! Krantz est un mort, et rien d’autre ! » Je n’avais plus qu’un désir : m’en aller au plus tôt.

— Un jour, dit Krantz, un jour prochain, j’arracherai cela de ma poitrine. Et tout rentrera dans l’ordre et le silence… Mais non ! Mais non ! Je sais bien que je ne le ferai pas ! Pourquoi vais-je mentir ! Même ainsi, même ainsi… c’est vivre ! Et maintenant, ah ! j’aime tant la vie ! Chut ! On vient. Lautensack.

Il se ressaisit. Des pas rapides sonnaient sous la galerie. Le Dr Lautensack, ayant frappé pour la forme, ouvrit la porte.

— Ouf ! — fit-il, attaquant allegretto. — Je m’excuse encore ! Mais voilà cette fâcheuse besogne enfin terminée. Je suis de nouveau à votre dévotion, monsieur Semeur. Ne dites pas adieu à M. le professeur. Nous repasserons par ici, au retour.

J’en profitai pour quitter Krantz sur un simple mot. Lautensack m’épargnait la corvée de lui serrer la main — ce qui, présentement, ne me séduisait pas.

Et dire que c’était de cela, de cette horreur, que j’avais nourri mon plus cher espoir, pendant quelques jours de l’année précédente ! Fallait-il que la douleur m’eût aveuglé ! Fallait-il que j’eusse toujours été candide pour avoir vu dans les travaux de Krantz autre chose que l’horreur, encore et toujours l’horreur !

Immobile comme une statue farouche, Krantz nous avait regardés sortir. Et peut-être observa-t-il que ma démarche manquait d’assurance. Quand Lautensack et moi nous eûmes fait quelques pas au long des colonnes et que nous fûmes à une certaine distance du laboratoire, mon guide me dit à brûle-pourpoint :

— Ne boiriez-vous pas un cordial, monsieur Semeur ? Vous êtes un peu pâle.

— Volontiers. Je vous avoue que… je ne me trouve pas très bien.

Un petit rire tremblota doucement dans la gorge du docteur :

— Je vois ce que c’est. Krantz vous aura mis l’esprit à l’envers avec ses affreuses histoires. C’est bien cela ?

— Oui. Mais, vous êtes donc au courant, vous aussi ?

— Qui ne le serait ! se récria-t-il. La palingenèse du professeur Krantz ! La résurrection du père Trompe-la-Mort !