Page:Renard - Le Professeur Krantz, 1932.djvu/31

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
23
le professeur krantz

— Le père Trompe-la-Mort ?…

— C’est un sobriquet dont les étudiants l’ont affublé. Oh ! sans méchanceté !

— Mais… mais…

— Prenons de ce côté. Je vous offrirai, à la pharmacie, un joyeux verre de quinquina qui vous rendra des couleurs. Ce vieux Krantz est un effroyable compagnon. Baïerlich n’arrive à rien avec lui. L’autre n’en veut pas démordre.

— Baiïerlich ? Le grand Baïerlich ? Quoi ! Baïerlich est attaché à « Grünewald » ?

— Un peu ! C’est lui qui dirige l’établissement avec moi.

— Mais Krantz, alors ?

— Eh ! justes dieux ! Krantz n’est pas directeur !

— Qu’est-il donc ?

— Un malade.

— Vous dites ?

— La vérité, cette fois. Puisqu’il n’est pas là.

— Expliquez-vous. Si cela continue, ma misérable tête va éclater.

— Depuis plusieurs années, le professeur Krantz donnait des signes certains de dérangement cérébral. À la fin, il a bien fallu l’interner.

— Mais, cette liberté, ces élèves qui l’écoutaient tout à l’heure si attentivement, et ce costume, et ce laboratoire ?

— Monsieur Semeur, le professeur Krantz fut, en son temps, une lumière de la Science ; il a attaché son nom à des études que l’avenir mettra en évidence et qui sont l’honneur de sa carrière, de notre nation, de l’humanité. C’est bien le moins que nous entourions de quelque amour sa déchéance et sa fin — que nous laissions au vieux maître vaincu par le travail l’illusion du prestige et de la liberté, dans ce quartier qui est celui des fous. Nos prévenances adoucissent son triste sort et le joug de l’idée fixe qui le torture. Nul ne voudrait le molester, et le plus badin de nos internes se complaît gentiment à l’entretenir. Cela le distrait. Sans compter que, parfois, une lueur de raison lui dicte des choses qui valent encore d’être écoutées et retenues. Vous savez, de reste, que l’Allemand, de sa nature, n’est pas frivole. Quant au laboratoire : un décor. Les flacons que vous y avez vus ne contiennent que de l’eau diversement teintée.

— Mais… voyons ! voyons ! Ce tic tac, dans sa poitrine ?…

— Là, monsieur Semeur, nous touchons le fond de la misère. Vous connaissez ces grosses montres américaines.

— Seigneur ! Ce n’est que cela ?

— Que cela. C’est pitié. Il la porte à même la peau, persuadé que c’est la montre qui fait battre son cœur et marque les heures de sa vie.

— Quelle tristesse !

Je m’éveillais tardivement d’un cauchemar insensé, né de mes angoisses, entretenu d’abord par elles et qui, phénomène curieux, s’était éternisé dans mon imagination, après l’évanouissement des angoisses. Mais comme je comprenais quelle force occulte m’avait retenu d’en parler à qui que ce fût ! Cette force n’était autre que la sourde conscience de ma candeur, la secrète appréhension du ridicule. Il y aurait à écrire là-dessus des pages d’analyse psychologique. J’en laisse le soin à d’autres, plus ferrés que je ne le suis — et je reviens à « Grunewald ».

Le quinquina de la pharmacie n’était pas sans mérite. Sa générosité dissipa les derniers vestiges d’un trouble dont les éclaircissements du Dr Lautensack avaient déjà chassé le plus gros. Après cela, je pus couvrir sans défaillance les kilomètres que comportait l’exploration de l’immense hôpital et, le moment venu — c’est-à-dire vers midi — regagner avec placidité le pseudo-laboratoire du « père Trompe-la-Mort ».

— Pauvre bonhomme ! dis-je sur le seuil, en emboîtant le pas à Lautensack.

Mais celui-ci, à peine entré, se précipitait en avant..

— Qu’est-ce donc ? m’inquiétai-je.

Et je m’élançai derrière lui.