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LXVI
PRÉFACE.


de Jacques Bonhomme surgissant de son sillon. Mais sent-on combien ce paysan de la fin du XIXe siècle diffère de celui du Moyen Age ? Ce n'est pas notre père : c’est presque notre frère , et si peu farouche ! Ragotte, sa femme , si j’ose dire, est " courte, ronde, avec une taille de gerbe, solidement debout sur ses larges pieds d’armoire. " Et voila toute une phrase faite de virtuelles images parfaitement appropriées. Elle aussi a été domestique. Elle en a vu de dures. Ces deux misères se sont unies. Elle a continué de travailler. Comme Philippe elle sait seulement tout faire, des multiples besognes qui s’imposent à une femme des champs et à une mère.

A soixante ans Honorine se tient encore droite comme une pointe et travaille, par habitude et par besoin, de l’aube à la nuit, jamais malade, desséchée, faisant, elle aussi, toutes les basses besognes, et n’ayant pas un sou d’économie. Son homme, le père Lazare, travaille dans les bois, si courbé qu’il ne voit plus le ciel que de travers, à l’horizon. Un temps vient où elle ne sait plus son âge. Elle est la plus vieille, la plus misérable aussi, et la plus répugnante. " Lorsqu’elle veut rire, elle ouvre sa grande bouche noire où l’on ne voit qu’une longue dent, comme une pierre au bord d’une mare. " Elle " frappe dans ses mains et pousse par trois fois une espèce de hennissement. " Ah ! le rire de Philippe et le rire d’Honorine !

Et tous les autres : Barnave, qui fut valet de chambre un mois, et qui est rentré au pays tout honteux ; Jérôme qui, ayant quelques économies, a voulu faire bâtir, s’est ruiné et cherche son pain sans oser l'avouer ; et tous les journaliers qui, dès qu’ils ont fini de travailler pour le compte d'autrui, continuent pour le leur propre, qui gagnent " largement de quoi ne pas mourir de faim ", jour par jour, recommençant le matin et n’ayant plus rien le soir,