Page:Renaud - Recueil intime, 1881.djvu/51

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
47
LA PLAINTE DE LA SIRÈNE


Ô vous tous que mon chant fit périr dans la vase,
Victimes, ce n’est pas sur vous qu’on doit pleurer.
Rêve, amour, quel que soit le nom de votre extase,
Vous sentiez quelque chose en vous-mêmes vibrer.

Mais moi ! toujours le vide et le néant infâme !
Avoir beau me frapper le cœur, n’y rien meurtrir ;
Immortelle, être moins que la dernière femme ;
Ne pas avoir d’amour dont je puisse souffrir !

Les humains, par les dieux accablés d’infortune,
De plus de maux encor l’un par l’autre accablés,
N’ont, sous aucun soleil et sous aucune lune,
Atteint à la hauteur où mes maux sont allés.

Et si le noir Destin demain me venait dire :
Veux-tu changer de rôle, être un des insensés
Qui, lorsque ton gosier magique les attire,
Par les poulpes hideux, sous l’eau, sont enlacés ?

Oui, je le veux ! crirais-je, ivre de trop de joie.
Qu’on m’ôte mon palais sous l’eau pâle dormant !
Lasse d’être bourreau, je vais devenir proie ;
Je pourrai croire enfin, moi le monstre qui ment.