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LA FILLE DE L’ÎLE ROUGE

et la mer les avait pris tous, payant en une fois à la Mort le tribut de plusieurs combats. Le souvenir de ce désastre, évoqué en ce paysage morne, rendit Claude mélancolique. L’idée de son propre malheur le hanta de nouveau, mais il sentait couler dans ses artères le flot rouge et chaud de sa vie ; il détacha ses yeux de la mer mauvaise et noire, pour les reporter sur le ciel clair, sur les terres vivantes. On voyait maintenant dans ses moindres détails la côte corse, éclairée de face ; la Sardaigne, au contraire, dans le halo, se détachait en une ombre chinoise énorme. Il marcha jusqu’à l’arrière ; on était sorti des bouches de Bonifacio ; il les regarda une dernière fois ; il lui semblait qu’il venait de franchir d’autres Colonnes d’Hercule, pour aller à la conquête de fruits d’or merveilleux dans les jardins des Filles-du-Soleil. Soudain il se rappela sa dernière causerie avec Marthe Villaret, comment il lui avait raconté le mythe de Kirkê l’enchanteresse, qui tant affolait d’amour les hommes qu’elle les muait en bêtes. Lui aussi avait subi l’emprise de la magicienne ; aussi heureux qu’Ulysse, il avait pu fuir la terre de Kirkê, mais, au plus profond de son être, il éprouvait encore la puissance du charme qui l’avait vaincu.

Il eut ainsi des alternatives de découragement et de calme, selon l’état de la mer, la couleur du jour, les impressions de l’heure…

Le troisième soir, au coucher du soleil, il vit la Crète. Hors des vapeurs rougeâtres flottant sur les eaux, surgirent tout à coup des