Page:Renouvier - Uchronie, deuxième édition, 1901.djvu/29

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croyance qu’il te plaira te donner demain ? Car tu n’as point encore une foi sincère, et déjà tu songes à répandre par séduction ou par violence les dogmes dont tu es décidé à te procurer la certitude à tout prix. L’unité religieuse des âmes te semble le premier des biens, et tu accuses la réforme qui a brisé cette unité d’aller elle-même en se dispersant et se divisant sans fin. Est-ce donc un vrai bien celui que la tyrannie seule assure et que la sainte liberté des consciences fait perdre, celui que la guerre et les bûchers affermissent, celui que la paix et la charité rendent inutile ? Mais je veux que ta foi, je dis la tienne, se puisse arrêter inflexiblement, malgré la mobilité naturelle de ton cœur, fait apparemment comme celui des autres ; cette foi sera-t-elle nécessaire au genre humain parce que tu te l’es faite, ou qu’elle te vient de quelques-uns qui n’étaient pas plus autorisés que toi quand ils l’affirmèrent les premiers ? Dieu a parlé à ceux-là, diras-tu ? Dieu a parlé et parle tous les jours à beaucoup d’autres, si tu veux les en croire, et les choses qu’il leur a dites ne s’accordent point. C’est que ce sont eux qui pensent l’entendre, ce sont eux qui le comprennent et qui le traduisent, ce sont eux qui le font parler, ce sont eux qui parlent pour lui. »

Ce qui me confondit, ce fut la sagacité, la force des réflexions de mon père, et surtout cette hauteur et cette froideur passionnée du ton qu’il prit pour me tracer le tableau de mes sentiments, de mes peines et de mes ardeurs, de tout ce grand tumulte de mon âme dont j’étais fort éloigné de me rendre compte. J’avais beau résister intérieurement et refuser de me voir dans le miroir qui m’était mis durement en face, il fallait bon gré mal gré que je me reconnusse aux moindres traits. L’odieux du portrait me soulevait seul contre sa vérité ; encore me sentais-je fléchir, en même temps que j’étais pénétré d’une curiosité tendre et respectueuse, quand mon père me dirait : « Je te juge de bien haut, mon fils, et je t’humilie. Mais à mon tour je m’humilierai devant toi ; je te dirai ma vie, et tu sauras que je ne te connais si bien que parce que je me suis connu. Il est juste pourtant que je te parle d’abord de ce qui est d’intérêt commun, et que je t’informe d’un certain nombre de vérités que tu ignores. Nos personnes viendront après.