Page:Renouvier - Uchronie, deuxième édition, 1901.djvu/28

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Je traduis exactement mes pensées de ce temps, quoique en des termes que j’eusse estimés blasphématoires. Au reste, j’omets quelques circonstances qui m’avaient mis en rapport avec un émissaire papiste, adroit et convaincu, si bien que j’avais ouvert sérieusement l’oreille à ses leçons.

Aux seconds symptômes du mal dont les premiers l’avaient réjouie, ma mère commença à s’affecter, et mon père, pour la seule fois à mes yeux, se montra profondément troublé, plus troublé même que le cas ne semblait le comporter, ce qui est beaucoup. J’éprouvai alors le plus grand étonnement qui me fût réservé en ma vie, et voici comment. Quelques jours après qu’il eût repris son calme habituel, votre grand-père vint m’éveiller pendant la nuit, s’empara de mon chevet dans l’obscurité, me parla jusqu’au jour sans me laisser la parole ; et il en fut de même les nuits suivantes.

Je compris depuis qu’il avait voulu s’établir fortement dans mon imagination ébranlée, me tenir dans l’état passif que secondait ma vénération pour sa personne, jusqu’à ce qu’il fût parvenu à faire naître en moi des passions intellectuelles, jointes à des impressions domestiques d’un ordre tout nouveau.

Il me dit d’abord qu’il ne me demandait point ma confiance, parce qu’il n’en avait nul besoin, sachant mieux que moi-même tout ce qui se passait en moi. Au contraire, c’était lui qui m’apportait la sienne et qui entendait me faire juge de sa vie et de ses pensées. Mais je devais pour cela me laisser instruire des faits et consentir à le suivre avec condescendance au point où il voulait conduire mes réflexions. Après cela je serais libre, libre de m’abandonner à la commune fougue des appétences religieuses… en portant toutefois le théâtre de mes ardeurs le plus loin possible de la maison paternelle… jusqu’à ce qu’elles fussent éteintes ou calmées… si les hasards de la vie me permettaient ce retour.

N’allez pas croire là-dessus que mon père entreprit la satire des sentiments religieux, ni du christianisme et de ses sectes. Mais « que sais-tu, me disait-il, qu’as-tu vu, qu’as-tu étudié ? où sont tes veilles ? où prends-tu ta morale ? de quel droit voudrais-tu imposer aux hommes les convictions que tu cherches encore, la