Page:Restif de la Bretonne - La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans, éd. d’Alméras.djvu/102

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
96
LA DERNIÈRE AVENTURE
LA FOLIE

Que ne pouvez-vous voir tous les objets qu’embellit votre présence ! La nature…

L’AMOUR

Cruelle, n’achevez point ! Pourquoi me peindre les richesses, que je fais éclore pour tous les êtres, et dont moi seul je ne puis jouir ? Jupiter est trop vengé. Il m’interdit l’usage du plus précieux de tous les sens. Hélas ! depuis le jour où l’ingrat m’a condamné à vous suivre et à porter ce triste bandeau, mes adorateurs ont peine à me reconnaître ! Moi-même, je ne me connais plus !

LA FOLIE

Moi, je vous reconnais bien, à ces plaintes ! Mais, mon frère, pensez-vous que Jupiter vous ait si mal servi, en vous condamnant à me suivre ? Que serait-ce donc, s’il vous avait donné la Raison pour guide ?

L’AMOUR

La Raison ! hélas ! il faut en convenir ; elle m’aurait aussi mal servi que vous ! Il fallait me laisser la vue ; mes yeux m’auraient suffi ; j’aurais pu lire dans les cœurs, et je n’aurais frappé que ceux que j’aurais trouvés dignes de mes traits.

LA FOLIE

En ce cas, mon frère, il vous fut arrivé de vous reposer assez souvent. Combien auriez-vous d’autels, si vous ne frappiez vos victimes en aveugle ?

L’AMOUR

J’en aurais peut-être moins ; mais à coup sûr, ils m’honoreraient davantage, et je ne recevrais pas chaque jour mille injustes reproches, qui ne devraient naturellement tomber que sur vous. Car enfin cette légèreté, ces caprices, ces noirceurs, ces cruautés,