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LA DERNIÈRE AVENTURE

l’amour, il fut présenté par une enchanteresse, à laquelle vous n’auriez pas plus résisté que moi.

Depuis cinq ans mon âme était morte, elle ne sentait plus que les privations, la douleur, l’ingratitude, la noirceur, le dénaturel, le mauvais cœur des monstres, dont la nature et les lois civiles m’avaient environné ! Depuis longtemps, je vivais seul, je ne parlais à personne ; les tendres épanchements du cœur, je ne les connaissais plus, ils m’étaient interdits ; mes amis étaient morts !… Je restais seul, épi isolé au milieu des guérets que la faux du temps avait moissonnés… Je m’occupais le jour : le soir, triste et solitaire comme le hibou, je sortais de même, et j’errais dans les rues, inconnu à la Nature entière. Je me disais : je suis seul au monde, la nature m’a créé seul de mon espèce ; car je ne rencontre pas mon semblable, avec qui je puisse me complaire… Et j’allais seul, sans plaisir, sans ennui, sans amusement, sans me plaindre du sort. Mon cœur est mort, disais-je, et les morts ne doivent pas sentir…

J’ai toujours eu les passions vives, le tempérament impétueux, mais le cœur le plus tendre qu’il soit possible d’imaginer, avec beaucoup de confiance. La première maîtresse que j’ai eue à l’âge de treize ans[1], m’est encore chère. Ma timidité m’empêcha de lui parler : je ne lui ai jamais dit un mot ; et cependant je l’aimai plus de cinq ans avec la même vivacité.

La seconde[2] était une femme mariée, à qui je n’osai non plus déclarer mon amour.

La troisième[3] était une fille assez laide, mais que j’adorai. Je dis à celle-ci, en tremblant, que je l’aimais : elle répondit à ma

  1. Jeannette Rousseau, qu’il connut à Courgis en 1748. « Elle était modeste, belle, grande ; elle avait l’air virginal, le teint peu coloré, pour donner sans doute plus d’éclat au rouge de la pudeur, et marquer davantage son innocence ; elle était faite comme les nymphes, mise avec plus de goût que ses compagnes, et surtout elle avait ce charme tout-puissant auquel je ne pouvais résister, un petit pied ». Monsieur Nicolas, I, p. 83.
  2. Mme Parangon, ou plutôt Mme Fournier, femme d’un imprimeur d’Auxerre, chez qui Restif fut apprenti.
  3. Madelon Baron.