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D’UN HOMME DE QUARANTE-CINQ ANS

tendresse, et je me crus un dieu. Elle changea la première, et j’en fus au désespoir.

Je vins ensuite à Paris, où je fus libertin : c’est dire que je n’y aimai pas.

Je retournai dans ma patrie, où j’aimai à la fureur une petite grêlée[1], qui éteignit toutes les autres passions. Je l’aimai dix ans malgré son aigreur et ses infidélités. En 1768, je fus tenté d’aimer : mais je croyais avoir le cœur usé : je m’éloignai d’une fille raisonnable, dont je ne me croyais pas digne.

En 1772, je fus moins délicat. Il y avait treize ans qu’une passion languissante laissait mon cœur tranquille : je me regardai comme à l’âge où l’on peut badiner avec l’amour, sans craindre ses traits ; je crus que je pouvais tout oser. Quelques femmes m’avaient plu à demi durant cet intervalle, et ces demi-passions à la française, n’avaient servi qu’à me convaincre davantage de l’invulnérabilité de mon cœur. Mais, le 19 juillet 1772, en traversant la place Saint-Eustache, j’aperçus une jeune personne charmante[2], fuyant deux jeunes libertins qui venaient de l’insulter : elle me frappa vivement par la douceur de sa physionomie ; la situation où elle se trouvait, m’intéressa plus vivement encore : je volai à son secours : le danger était passé ; mais elle était fort émue ; je lui dis les choses les plus rassurantes, en lui demandant la permission de la faire accompagner par une femme de ma connaissance, qui était dans une boutique voisine : elle me remercia, ajoutant que sur mon offre honnête, elle acceptait mon bras, d’autant plus librement, qu’elle avait peu de chemin à faire. En effet, nous arrivâmes à la porte en un instant. « Je ne commettrai pas l’indiscrétion d’entrer chez vous, mademoiselle, mais vous venez de vous trouver mal ; y avez-vous quelqu’un ? — Non, pour le moment. — Des voisines au moins ? — Oui ; je vais sonner. » Je lui en évitai la peine, et

  1. Manon Prudhot.
  2. Louise-Élisabeth Bâlin, dont Restif eut une fille qu’il appela Fillette.