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LA DERNIÈRE AVENTURE

la mère, faites vos affaires ; nous ne nous mettrons à table qu’à trois heures ou même plus tard, et en sortant de table nous irons à une Comédie bourgeoise. Cela ne sera pas superbe, ce sont des acteurs du commun, mais nous rirons. D’ailleurs, j’ai des billets de l’auteur d’une pièce nouvelle qu’on y donnera. Il a été mon pensionnaire et je ne veux pas le désobliger. » J’acceptai avec transport, ravi d’avoir une journée de plus la compagnie de ma chère Sara. Nous partîmes d’assez bonne heure. En chemin, Sara me dit : « Je vous demande de l’indulgence pour l’auteur. Maman vous a trompé en vous disant que la pièce est d’un de ses pensionnaires. Elle est d’une fille de ma maîtresse, de Mlle Damé l’aînée ; j’en ai une copie dont je veux vous faire présent. Soutenez la pièce, je vous prie. » Je le promis.

Arrivés au théâtre, nous fûmes placés très avantageusement. On donna d’abord un drame de M. Mercier, le Déserteur[1]. Je n’avais pas encore vu représenter cet ouvrage plein de force et de pathétique ; il fit sur moi une impression prodigieuse. Pour Sara, elle en parut encore plus affectée et ses larmes donnaient aux miennes plus de douceur. On joua ensuite un petit opéra-comique. On ne s’avise jamais de tout[2]. Enfin, la pièce nouvelle. Le commencement ne m’intéressa pas beaucoup. Sara me regar-

  1. Le Déserteur, drame en cinq actes, de Mercier, fut représenté en 1782, au Théâtre-Italien (où avait été joué sous le même titre en 1769 un opéra-comique de Sedaine et Monsigny). Les relations de Mercier et de Restif datent de 1782. À cette époque, Mercier consacra au Paysan perverti, dans son Tableau de Paris, tout un chapitre dans lequel il disait ; « Le silence absolu des littérateurs sur ce roman plein de vie et d’expression, et dont si peu sont capables d’avoir conçu le plan et formé l’exécution, a bien droit de nous étonner, et nous engage à déposer ici nos plaintes sur l’injustice ou l’insensibilité de la plupart des gens de lettres qui n’admirent que de petites beautés froides et conventionnelles, et ne savent plus reconnaître ou avouer les traits les plus frappants et les plus vigoureux d’une imagination forte et pittoresque. » Une véritable amitié naquit de cet éloge, amitié mêlée de refroidissements et de brouilles dans lesquels le caractère bizarre et la prodigieuse vanité de Restif lui donnèrent tous les torts.
  2. Opéra-comique en un acte, de Sedaine et Monsigny, qui fut joué pour ta première fois à la Foire Saint-Laurent en 1761.