Page:Revue Bleue, No 19, 4è série, Tome X, 5 novembre 1898.djvu/15

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bien, je puis le dire, et j’étais plein de zèle pour faire des recherches dans la foule, près des théâtres, enfin vous savez. Je sais lire et écrire, mes chefs ne m’oublièrent pas. Notre major était mon compatriote et comme il voyait mon application au service, il me fit venir un jour et me dit : « Gavrilov, je t’ai proposé pour sous-officier, as-tu servi dans les convois de prisonniers ? — Jamais, mon officier, répondis-je. — Eh bien ! la prochaine fois, je te désignerai comme aide, tu verras, la chose n’est pas difficile. — J’entends, mon officier, dis-je, je tâcherai de vous obéir. » En effet je n’avais pas servi dans les convois ; et quoiqu’on puisse dire que cela n’est pas difficile, vous savez néanmoins qu’il faut se conformer aux instructions et que l’activité est nécessaire. C’est bien… Au bout d’une semaine l’employé du service m’appelle chez le chef et fait venir un sous-officier. Nous arrivons. — « Vous allez en escorte. Voilà ton aide, dit-il au sous-officier, il n’a jamais fait ce service. Faites attention à bien veiller, mes enfants, il s’agit de conduire une demoiselle qui est à la forteresse. Voici vos instructions, demain, vous recevrez de l’argent, et à la grâce de Dieu ! » Ivanov, le sous-officier, vint avec moi comme chef, et moi comme son aide, de même qu’aujourd’hui j’ai un autre gendarme avec moi. On donne des instructions au chef, on lui remet de l’argent, des papiers, il signe les écritures, établit ses comptes, on lui adjoint un simple soldat pour faire les courses, veiller aux préparatifs, etc. C’est bien. Le matin au petit jour, nous quittons l’hôtel du commandant. Je regarde. Mon Ivanov avait réussi à boire quelque part. C’était un homme impossible, — on peut le dire aujourd’hui, il est dégradé. — Aux yeux de ses chefs il était convenable comme sous-officier et, comme il fut mêlé à certaines intrigues, il gagna la faveur de ses supérieurs, mais à peine était-il loin de ses chefs que la tête lui tournait et que sa première affaire était de boire.

« Nous sortîmes du château et, comme nous le devions, nous remîmes les papiers et nous attendîmes. J’étais curieux de savoir quelle demoiselle nous devions emmener : nous avions à la conduire bien loin, d’après la feuille de route : c’était le chemin que nous suivons aujourd’hui. On nous ordonnait de la conduire dans la ville même et non pas dans le district. Pour la première fois j’éprouvais de la curiosité. Nous attendîmes ainsi une heure que l’on eût rassemblé ses affaires et ses effets dans un petit paquet, une jupe et quelque chose encore, vous savez. Il y avait aussi des livres et c’était tout. Évidemment ses parents n’étaient pas riches, à ce que je pense. On l’amène, je la regarde. Elle était encore jeune, elle me parut presque une enfant. Ses cheveux blonds étaient réunis dans une tresse. À ce moment le vermillon de ses joues les faisait paraître en feu, mais plus tard je la trouvai pâle. Pendant la route elle était toute pâle, aussi je commençai à avoir pitié d’elle plus que je ne puis le dire,

« Elle mit son manteau et ses galoches… Nous avions ordre de visiter ses effets, la règle est formelle ; d’après nos instructions nous devions visiter tout ce qu’elle emportait : « Combien avez-vous d’argent sur vous ? — Un rouble et douze kopeks », qu’elle nous montra ; le chef s’en saisit : « Mademoiselle, ajouta-t-il, je suis obligé de vous fouiller. » Elle devint toute rouge. Ses yeux jetaient des flammes, la rougeur de ses joues devint plus vive encore. Ses lèvres minces exprimaient la colère. Vous pensez comme elle nous regardait, je n’osai pas m’approcher. Le chef comme un homme ivre alla vers elle et lui dit : « J’y suis obligé, j’ai des instructions. » Elle se mit à crier et Ivanov recula.

« Je la regardai alors, son visage était tout pâle et n’avait pas une goutte de sang, ses yeux étaient devenus noirs et furibonds. Elle frappait du pied et parlait avec agitation, mais je dois avouer que je ne comprenais pas bien ce qu’elle disait. L’inspecteur aussi était effrayé ; il lui offrit un verre d’eau : « Remettez-vous, je vous prie, lui dit-il ; ayez pitié de vous-même » ; mais elle l’apostropha durement : « Vous êtes des barbares, dit-elle, des valets ! » et elle prononça encore d’autres paroles insolentes. Que voulez-vous, parler ainsi de l’autorité ce n’est pas bien ; aussi nous ne pûmes pas la fouiller. L’inspecteur la conduisit dans une autre chambre et ils revinrent de suite avec la femme de l’inspecteur. « Elle n’a rien sur elle », dit-il.

« Elle le regarda et lui sourit avec des yeux méchants. Ivanov était complètement ivre, il nous regarda et murmura en lui-même : « On a violé la loi, j’ai des instructions » ; mais l’inspecteur n’y fit pas attention. Nous traversâmes la ville et, pendant tout le temps, elle regarda par la fenêtre de la voiture. Elle semblait vouloir dire adieu à des personnes de connaissance. Ivanov prit la portière, l’abaissa et ferma la vitre. Alors elle s’enfonça dans un coin, se serra et se mit à nous regarder. Quant à moi, je dois l’avouer, je ne pus m’empêcher de prendre l’autre portière, comme si je voulais voir au dehors, et je l’ouvris pour qu’elle pût regarder ; mais elle ne tourna pas les yeux vers la fenêtre et resta assise dans son coin en se mordant les lèvres. Je crus qu’elle allait les mettre en sang.

« Nous prîmes le chemin de fer. Le temps était clair, c’était un jour de septembre. Le soleil brillait ; un vent frais soufflait dans le wagon, elle ouvrit la fenêtre de manière à s’exposer au vent. D’après les instructions il n’est pas permis d’ouvrir la fenêtre. Mon Ivanov, aussitôt qu’il fut entré dans le wagon, se