Page:Revue Bleue, No 19, 4è série, Tome X, 5 novembre 1898.djvu/16

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mit à ronfler et je n’osai rien dire. Je m’enhardis, je m’approchai d’elle et je lui dis : « Mademoiselle, fermez la fenêtre. » Elle se tut sans faire attention à moi, comme si je ne lui parlais pas et pourtant, bien sûr, elle m’avait entendu. J’attendis un moment, puis je lui dis de nouveau : « Vous allez avoir froid, Mademoiselle. » Elle tourna son visage vers moi et fut comme étonnée. Elle me regarda et dit à voix basse : « Laissez-moi. » Elle se mit de nouveau à la fenêtre et moi je fis un signe de la main et m’éloignai dans un coin. Elle était plus tranquille. Elle ferma la fenêtre, s’enveloppa dans son petit manteau pour se réchauffer. Le vent était frais, il faisait froid. Un peu après, elle revint à la fenêtre et s’exposa tout entière au vent. En prison elle n’avait pas pu contempler la nature. Elle reprit un peu de gaîté, regarda et se mit à sourire. À ce moment elle faisait plaisir à voir. Croyez-moi, si l’autorité l’avait permis, je n’aurais pas hésité à l’épouser au lieu de la conduire en exil.

« Nous dûmes quitter la ville en troïka. Ivanov était tout à fait ivre. Il se réveilla et de nouveau il se versa à boire et sortit du wagon en chancelant. J’avais peur qu’il dépensât l’argent de la couronne. Il se laissa tomber dans la téléga de la poste, s’étendit et se mit à ronfler. Elle était assise à côté de lui et mal à l’aise ; elle le regarda comme on regarde un animal malfaisant. Elle se reculait pour ne pas le toucher en se serrant dans un coin, et moi, j’étais assis sur le rebord du traîneau. Quand nous partîmes le vent était froid. J’étais transi, et elle, à ce que je voyais, était gelée. Elle se mit à tousser fortement et porta à ses lèvres son mouchoir sur lequel j’aperçus du sang. Ce fut comme si quelqu’un me piquait au cœur avec une épingle. « Eh ! lui dis-je, Mademoiselle, comment est-ce possible. Vous êtes malade et par quel temps êtes-vous partie ? Il fait très froid. » Elle tourna les yeux vers moi et commença à se fâcher. « Que voulez-vous, dit-elle, vous êtes stupide. Ne comprenez-vous pas que je ne voyage pas pour mon plaisir ? Voilà un drôle d’homme ; c’est lui qui me conduit et il a pitié de moi. — Mais vous, lui dis-je, si vous aviez informé les autorités, vous seriez entrée à l’hôpital plutôt que de vous mettre en route par un froid pareil. Voyez-vous, la route est longue. — Et où allons-nous ? demanda-t-elle. — Vous savez, il nous est sévèrement défendu de faire connaître aux condamnés le lieu où nous devons les conduire. » Elle vit que j’étais embarrassé et se détourna : — « Je ne dois pas le dire. » — « Eh bien, ne dites rien et ne me dérangez pas. » Je ne pus me retenir et je lui dis l’endroit où je devais la conduire et où vous devez aller, vous aussi. C’est bien loin d’ici. Elle serra les lèvres, fronça les sourcils et ne dit plus rien. Je remuai la tête. « Voyez-vous, Mademoiselle, vous êtes jeune et vous ne savez pas encore ce qui va se passer. » J’en étais bien fâché ; elle me regarda et dit : « Vous avez beau dire, je sais bien ce que tout cela signifie, je n’irai pas à l’hôpital. Grand merci, il vaut mieux mourir en liberté que dans l’hôpital de la prison. « Vous croyez que le vent va me rendre malade parce que je prendrai froid, ce n’est pas cela. — « Avez-vous là-bas des parents ? » lui demandai-je, parce que, lorsqu’elle s’exprima ainsi, je crus comprendre qu’elle avait envie de se faire soigner chez des amis. — « Non, répondit-elle, je n’ai là-bas ni amis, ni connaissances. Je serai une étrangère dans cette ville, mais sûrement j’y trouverai des compagnons exilés comme moi. » Je manifestai mon étonnement de ce qu’elle considérât comme amis des gens étrangers. Est-il possible, pensais-je, que sans argent elle puisse trouver à boire et à manger chez des gens qui ne la connaîtraient pas ; mais je cessai de lui parler, car je vis qu’elle fronçait les sourcils, mécontente de ce que je l’interrogeais. Le soir, les nuages s’étaient abaissés, un vent froid soufflait et il pleuvait. La boue, qui jusque-là avait été épaisse, était alors presque liquide, elle nous éclaboussait jusque dans le dos et commençait à nous atteindre. En un mot, par malheur pour elle, le temps devint affreux, la pluie nous frappait au visage bien que la kibitka fût couverte. Je fermai le tablier, mais rien n’y faisait, la pluie coulait partout. Je voyais qu’elle était transie, elle tremblait et fermait les yeux. Sur son visage coulaient de grosses gouttes de pluie. Ses joues étaient pâles, elle était immobile, comme privée de sentiment. J’étais épouvanté, je pensais que l’affaire finirait mal.

« Nous arrivâmes le soir même à la ville de X… Je réveillai Ivanov ; les gens de la station étaient sortis, j’ordonnai d’allumer le samovar. D’après nos instructions il nous était formellement défendu de partir de cette ville en bateau à vapeur, bien que ce dût être plus avantageux pour nous. On pouvait faire des économies, mais c’était dangereux. Dans le port, vous le savez, il y a toujours des gens de police, et même un gendarme de la localité peut toujours vous chercher chicane. La demoiselle s’approcha et dit : « Je n’irai pas plus loin dans une voiture de poste. Prenons le bateau à vapeur. » Ivanov, qui avait les yeux à peine ouverts et qui avait mal à la tête, se fâcha : « Vous n’avez pas le droit de décider cela, vous irez là où l’on vous conduira. » Elle ne lui dit rien et s’adressant à moi : « Vous avez entendu ce que j’ai dit ; je n’irai pas. » Je pris Ivanov à part : « Il faut, lui dis-je, la conduire dans le bateau à vapeur, ce sera préférable et il en résultera une économie. » Il s’y décida, mais il eut peur : « Il y a ici un colonel ; pour qu’il ne nous arrive rien, va, informe-toi, je suis un peu indisposé. » Le co-