Page:Revue Bleue, No 19, 4è série, Tome X, 5 novembre 1898.djvu/18

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même de sourire dans son sommeil, et elle semblait plus calme ; assurément la malheureuse devait faire des rêves agréables. Quand nous approchâmes de la ville, elle revint à elle et se redressa. Le temps se levait, le soleil paraissait, elle reprit un peu de gaîté. Nous nous avançâmes plus loin dans le gouvernement sans nous arrêter au chef-lieu. Ce fut à moi de la conduire plus loin, car les gendarmes de la ville étaient en expédition. Elle était accablée de fatigue ; malgré tout, elle partit plus gaie. Au départ je regardai autour de moi : des gens se rassemblaient près du bureau de la police, de jeunes demoiselles, des étudiants, on voyait que c’étaient des exilés… On lui parlait comme si on la connaissait, on lui serrait les mains, on l’interrogeait. On lui apporta de l’argent, un châle pour faire la route, on l’escorta… Elle était joyeuse, mais elle toussait souvent et elle ne faisait plus attention à nous. Nous arrivâmes au chef-lieu du district qu’on lui avait assigné pour résidence et l’on nous donna un reçu. Elle demanda alors l’adresse d’une certaine personne : « Est-elle ici ? — Oui », lui répondit-on.

« L’inspecteur arriva et lui dit : « Où irez-vous habiter ? — Je ne sais pas, répondit-elle, mais j’irai chez Riasanov. » Il secoua la tête et elle sortit sans nous dire adieu.

— Eh quoi ! est-ce que vous ne l’avez pas revue depuis ?

— Je l’ai vue, mais il aurait mieux valu pour moi ne pas la voir. Oui, je la vis de nouveau et peu de temps après. Quand nous fûmes revenus de ce convoi, on nous mit en route de nouveau et précisément de ce même côté. Nous conduisions un étudiant. Il était très joyeux, chantait des chansons et aimait bien à boire. Nous le conduisîmes encore plus loin. Nous traversâmes la ville même où nous avions laissé la demoiselle et j’eus la curiosité de demander comment elle vivait. Je m’informe : « Notre demoiselle est-elle là ? — Elle est ici, me dit-on, mais elle est tout étrange. Quand elle est arrivée, elle est allée tout droit trouver un exilé et depuis personne ne l’a vue ; elle demeure chez lui. Quelques-uns disent qu’elle est malade, d’autres qu’elle est sa maîtresse. » Certainement ces gens bavardaient car ils n’avaient rien vu, mais moi je sais comment elle vivait avec lui. Je me rappelle qu’elle me disait : « Je voudrais mourir chez les miens. » Cela m’avait paru singulier et ce n’est pas seulement par curiosité que j’avais envie de savoir ce qui lui était arrivé. J’irai, me dis-je, je tâcherai de la voir. De bonnes gens me montrèrent le chemin, elle demeurait à l’extrémité de la ville, dans une petite maison à porte basse. J’entrai et je la vis avec cet exilé. Chez elle tout était propre, une petite chambre claire, dans un coin un lit, puis un autre coin masqué par un rideau, un atelier bien en ordre et là, sur un banc, un autre lit tout dressé. Quand j’entrai, elle était assise sur le lit, couverte d’un châle, les jambes repliées sous elle ; elle cousait un vêtement. L’exilé était assis près d’elle sur le banc, il lui lisait quelque chose dans un livre. Elle cousait et écoutait en même temps. Je frappai à la porte et aussitôt qu’elle m’aperçut elle se leva, lui saisit la main et resta immobile, puis ouvrit de grands yeux sombres et terribles… En somme, elle était peu changée, mais elle me parut plus pâle. Elle lui serra fortement la main, il fut effrayé et s’élança vers elle. « Qu’avez-vous ? lui dit-il, calmez-vous. » Il ne me voyait pas. Elle quitta sa main et se disposa à se lever du lit : « Adieu, lui dit-elle, ils ne veulent pas me laisser mourir tranquille. Adieu ! » Alors il se retourna, m’aperçut et se leva. Je pensai qu’il allait me tuer. Ils croyaient que nous revenions pour arrêter la demoiselle, mais il vit que j’étais là, debout, immobile ; moi-même j’étais effrayé d’être seul. Il se tourna vers elle, lui prit la main et se mit à rire. « Mais tranquillisez-vous donc, lui dit-il ; et vous », me demanda-t-il, « qui vous amène ici ? » J’eus alors conscience que je l’avais effrayée. Je lui dis que je venais la voir et qu’elle devait me reconnaître. Je vis qu’elle était irritée comme autrefois, mais rien de plus. J’aurais été enchanté de lui rendre service et elle, en me regardant, avait l’air d’une bête féroce. Il comprit pourquoi, se mit à rire et lui dit quelque chose. Je n’avais pas pu comprendre : vous autres, Messieurs, vous parlez d’une manière toute particulière. Il parlait tranquillement, à voix basse, et elle au contraire était irritée et dure. L’exilé lui dit : « Comprenez donc, il vient vers nous en sa qualité d’homme et non pas comme gendarme. » Elle répondit : « Pourquoi fait-il un pareil service ? »

« Mon Dieu, me disais-je, est-il possible que je ne sois pas un homme pour elle. Est-ce que je lui ai fait du mal volontairement ? Cela m’était pénible : « Pardonnez-moi, leur dis-je, si je vous ai effrayés. — « Ce n’est rien, dit-il, ce n’est pas une affaire. » Je me sentis confus : « Adieu », lui dis-je. Elle ne répondit pas, lui se tourna vers moi, me donna la main et me demanda si nous allions loin… « Quand vous serez de retour, venez nous voir. » Elle le regarda et sourit. « Je ne vous comprends pas », dit-elle. Alors il lui dit : « Vous comprendrez cela un jour, car vous n’avez pas mauvais cœur. »

« Quand nous fûmes de retour, notre chef nous fit appeler et dit : « Vous resterez ici jusqu’à nouvel ordre ; j’ai reçu un télégramme, vous attendrez des papiers par la poste. » Nous restâmes. Je retournai chez eux, c’est-à-dire non pas exprès, mais je passais tout près et je me dis : Je vais rentrer pour m’informer d’elle à l’hôtesse. J’entrai. Le maître de la maison me dit : « Elle va mal, quoiqu’elle ne soit pas encore