Page:Revue Bleue, No 19, 4è série, Tome X, 5 novembre 1898.djvu/17

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lonel ne demeurait pas loin : « Allons, lui dis-je, et emmenons la demoiselle avec nous. » J’avais peur, Ivanov aurait pu se coucher, étant ivre et alors il serait peut-être arrivé quelque chose. Elle aurait pu s’enfuir ou bien se porter à quelque extrémité. Nous allâmes chez le colonel : « Qu’est-ce ? » demanda-t-il. Elle lui exposa l’affaire et ne lui parla pas poliment. Elle aurait dû le prier gentiment en lui disant par exemple : Faites-moi la grâce ; au lieu de cela elle se mit à lui parler à sa manière. « De quel droit ? » dit-elle et elle lui ajouta des paroles désagréables. Il l’écouta et lui répondit tranquillement : « Je ne peux pas, je n’y puis rien, c’est la loi, c’est impossible. » Je regardais notre demoiselle, elle devint toute rouge, ses yeux brillaient comme des charbons ardents : « La loi ! » dit-elle, et elle se mit à rire en colère et tout haut. « Oui », dit le colonel, « c’est la loi. » Il faut l’avouer, je l’avais un peu oublié et je dis : « C’est vrai, mon colonel, c’est la loi ; mais elle est malade. »

« Il me regarda durement : « Comment te nommes-« tu ? » me demanda-t-il. « Quant à vous, Mademoiselle, si vous êtes malade, ne voulez-vous pas entrer à l’infirmerie de la prison ? » Elle se détourna, s’éloigna sans rien dire et nous avec elle. Elle ne voulait pas de l’hôpital, mais il faut bien le dire puisqu’elle n’était pas restée dans la ville où elle était en prison, elle avait bien raison de ne pas rester sans argent dans un endroit étranger. Il n’y avait rien à faire. Ivanov m’apostropha : « Que va-t-il arriver maintenant, nous aurons infailliblement à souffrir tous les deux à cause de toi. » Il ordonna d’atteler les chevaux et ne consentit pas à rester la nuit, de sorte que le soir nous étions prêts à partir. Nous allâmes vers elle : « Mademoiselle, les chevaux sont attelés. » Elle était étendue sur un divan et commençait à se réchauffer. Elle se leva, se tint devant nous en se redressant, nous regarda en face et, je puis vous le dire, elle avait l’air terrible.

« — Vous êtes des maudits », dit-elle, et elle murmura quelque chose d’incompréhensible. Il semblait qu’elle parlât russe, mais il était impossible de rien saisir. Elle était tout à fait en colère et faisait pitié. « Eh bien ! agissez à votre guise ; vous pouvez me tourmenter, faites ce que vous voudrez. J’irai. » Le samovar était sur la table, elle n’avait pas encore bu. Ivanov et moi nous fîmes chauffer le thé et je lui en versai. Nous avions du pain blanc, je lui en coupai un morceau : « Buvez, lui dis-je, pour pouvoir faire la route, cela vous réchauffera un peu. » Elle mit ses galoches, se tourna vers moi, me regarda attentivement, puis haussa les épaules et me dit : « Quelle espèce d’homme êtes-vous donc, vous êtes tout à fait fou, croyez-vous que je vais boire votre thé ? » Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point je fus offensé, je m’en souviens encore aujourd’hui et cela me fait battre le cœur. Vous, Monsieur, vous n’êtes pas dégoûté de manger avec nous le pain et le sel. Nous avons conduit Koudakov, il ne faisait pas non plus de cérémonies. Elle ordonna qu’on fit chauffer le samovar exprès pour elle sur une autre table et certainement, pour le samovar et le thé, elle paya trois fois plus qu’il ne fallait. Quelle fille étrange ! » Le conteur s’arrêta, et au bout de quelque temps le calme régna dans l’isba, troublé seulement pas la respiration égale du second gendarme.

— Vous ne dormez pas ? me demanda Gavrilov.

— Non ; continuez, je vous prie, je vous écoute.

— J’ai beaucoup souffert à cause d’elle, continua le conteur après un instant de silence. En chemin il plut toute la nuit, un temps détestable. Nous approchions de la forêt, elle faisait entendre ses gémissements. Je ne voyais pas la demoiselle, car la nuit sombre et pluvieuse, on n’y voyait goutte ; mais, croyez-moi, elle est encore devant mes yeux, je la vois toujours et le jour et la nuit, et ses yeux et son visage irrité. Elle était pâle, toute gelée, elle avait les yeux fixes comme si toutes ses pensées tourbillonnaient dans sa tête. Quand nous partîmes de la station, je la couvris de ma touloupe. « Prenez-la, lui dis-je, « vous savez, c’est plus chaud. » Elle la repoussa : « La « touloupe est à vous, endossez-la. » Bien que la touloupe fût à moi, je lui dis : « Elle n’est pas à moi, d’après la loi elle est pour vous. » Alors elle s’en couvrit ; mais la touloupe ne la soulagea guère. Comme le jour se faisait, je la regardai, son visage était changé. Quand nous partîmes de nouveau, elle ordonna à Ivanov de s’asseoir sur le rebord du traîneau. Il murmura mais il n’osa pas désobéir, son ivresse avait un peu diminué. J’étais assis à côté d’elle.

« Nous avons ainsi marché trois jours entiers sans nous arrêter la nuit. Il était dit dans nos instructions de voyager nuit et jour et, en cas de grande fatigue, de nous arrêter seulement dans les villes où il y avait de la troupe. Vous savez ce que sont ces villes. Elle-même était pressée et elle aurait voulu être arrivée le plus vite possible.

« Nous parvînmes néanmoins à destination et vraiment je fus délivré d’un grand fardeau quand nous aperçûmes la ville. Il faut vous dire qu’à la fin elle tomba presque dans mes bras. Je la vois encore étendue dans la voiture : elle était inanimée et, cahotée à chaque secousse de la téléga, elle se frappait la tête contre les parois. Je la soutenais du bras droit et nous allâmes ainsi plus facilement. D’abord elle me repoussa. « Éloignez-vous, dit-elle, ne me touchez pas. » Puis rien, elle était peut-être évanouie. Ses yeux étaient fermés, ses paupières toutes noires, son visage était meilleur et moins irrité. Il lui arrivait