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Reste le superbe panneau de Cristus : Fiançailles de Sainte-Godeberte et les Miracles de Saint-Benoît de Rubens. Ces deux envois dominent l’exposition. Le premier est merveilleux et comme c’est intime et gothique de représenter ainsi la scène ! Le second nous montre Rubens non encore débarrassé des souvenirs vénitiens et s’oubliant ci et là dans les colorations de Veronèse et de Titien. Nous ne soutenons nullement que le maître seul ait touché à la toile, mais quel superbe morceau que le nu de l’avant-plan et quel admirable ordonnance et neuve. Les Miracles de Saint-Benoît sont une toile d’une spécialité assez rare dans l’œuvre du peintre. Est-elle intacte de remaniements postérieurs ?

Si l’on compare le présent Salon de tableaux anciens à celui ouvert — voici quatre ans — dans le même local, la comparaison n’est nullement à l’avantage du dernier. Les organisateurs ont été trop indulgents à admettre des toiles évidemment fausses et qui jettent à premier examen un discrédit sur le reste. Il n’est rien de plus fâcheux que de sentir des points d’interrogation se dresser après les signatures. L’esprit critique s’éveille immédiatement et l’on ne peut se défendre à chaque toile d’en scruter plutôt l’authenticité que le mérite. Et l’admiration s’en va, même la légitime.


correspondance particulière de « l’art moderne »


L’Impressionnisme aux Tuileries.


Au mois d’avril 1884 s’organisait à Paris un Groupe des Artistes Indépendants qui ouvrit, en mai, une exposition dans les baraquements de la place du Carrousel. Le hasard avait composé le comité de joviaux gaillards, échappés de quelque vaudeville, qui ahurissaient le commissaire de police par leurs mutuelles demandes d’arrestation et se bâtonnaient, le soir, au coin des rues. En peu de jours, ils volatilisèrent les versements. L’assemblée générale, désespérant de jamais obtenir la moindre reddition de comptes, les congédia, le 9 juin, et décida la fondation de la Société des Artistes Indépendants[1], qui fut, le 11, régulièrement constituée par devant notaire. Une première exposition eut lieu à la fin de 1884 ; la seconde se clora dans quelques jours.

Tout l’intérêt de l’exhibition actuelle se concentre, évidemment, sur la dernière salle, livrée à l’impressionnisme[2].

L’Art moderne a rendu compte du Salon impressionniste de la rue Laffitte (mai-juin 1886)[3]. À côté des noms de MM. Degas, Guillaumin, Gauguin, de Mme Norisot, etc., s’y manifestaient, suscitées par M. Camille Pissarro et par trois débutants, des préoccupations et une facture nouvelles. Nous retrouvons rue des Tuileries ces trois peintres, — MM. Georges Seurat, Paul Signac, Lucien Pissarro, fils de Camille. M. Albert Dubois est avec eux.

I

Dès l’origine, le mouvement impressionniste se particularisa par la recherche de vives luminosités naturelles, la notation plus complète des réactions des couleurs, une observation exclusive et plus stricte de la vie contemporaine. Ce programme appelait une facture spéciale. On proscrivit les bitumes, les terres de momie, tous les funèbres ingrédients de l’école et de la tradition ; mais on ne répudia pas les mélanges sur la palette, ou, si l’on décomposa les tons, on le fit de façon quelque peu arbitraire et à libres touches ; pour les besoins de la cause, on déclara qu’au recul les couleurs se fondaient en moelleux ensembles ; mais trop souvent c’était là une affirmation gratuite. On peignit par larges empâtements ; les toiles se bosselèrent comme plans en relief. On mit à profit les roueries coutumières ; le jeu de la main varia avec l’effet à reproduire : il eut pour les eaux des glissements et le sillon des poils dans la pâte ; il fut circulaire pour bomber des nuages, roide et preste pour hérisser un sol ; on ne renonça pas aux hasards heureux de la brosse, aux fortuites trouvailles de l’improvisation. — Ces manœuvres, les carnations féminines et les étoffes de M. Renoir leur durent souvent des effets de velouté, de souplesse, de flottement ; elles contribuèrent à mouvementer les campagnes et les marines de M. Claude Monet ; M. Camille Pissarro sembla les négliger. Ce fut, en somme, la cuisine des maîtres de l’impressionnisme, et les résultats étaient à souhait pour séduire les plus reluctants.

Mais n’est-il pas possible d’instituer un tableau de façon précise et consciente ? Un groupe de peintres l’affirme et le prouve. Cette réforme, que faisait pressentir l’œuvre de M. Claude Monet et dont M. Camille Pissarro avait la nette intuition, un nouveau-venu, M. Georges Seurat, en prit l’initiative et en établit les termes dans son tableau Un dimanche à la Grande-Jatte (1884-1885). Les tons sont décomposés en leurs éléments constitutifs ; des taches expriment ces éléments : elles s’offrent en une mêlée où leurs proportions respectives sont, on peut dire, variables de millimètre en millimètre ; s’obtiennent ainsi de pacifiques dégradations de teintes, des modelés souples, les colorations les plus délicates. Tel, dans le Pré en contre-bas (juillet 1886), ce pâle et ardent ciel estival de M. Dubois-Pillet affirme sa qualité par une tavelure de bleu ; dans ce bleu tombe un semis d’orangé clair décelant l’action solaire ; et ces couleurs, dont la résultante optique a une tendance au blanc, se ponctuent d’un rose, complémentaire du véronèse qui crête la ligne des arbres. À deux pas, l’œil ne perçoit plus le travail du pinceau : ce rose, cet orangé et ce bleu se composent sur la rétine, se coalisent en un vibrant chœur, et la sensation du soleil s’impose : on sait, en effet, — expériences de Maxwell, mensurations de N.-O. Rood, — que le mélange optique suscite des luminosités beaucoup plus intenses que le mélange des pigments. Au prix des Camille Pissarro récents, ceux de 1871 à 1885, si merveilleusement atmosphériques et lumineux, sont ternes.

Voici de M. Lucien Pissarro un paysage de fin d’après-midi (le Hangar). La lumière solaire, jaune blanc vers midi, s’est

  1. Siège : Paris, 19, quai Saint-Michel. Expositions : rue des Tuileries, près du Pavillon de Flore. « Cette Société, dit le préambule des catalogues, est basée sur la suppression des jurys d’admission et a pour but de permettre aux artistes de présenter librement leurs œuvres au jugement du public »
  2. Les 340 autres numéros, — si l’on en distrait le Tripot clandestin de M. Alexis Boudrot, les natures-mortes de M. Louis Cougnet fort habilement peintes, et les gravures de M. Höner, — sont des œuvres infantiles ou séniles. Contre leur flaccidité, une critique contondante serait inopportune.
  3. Voir notre No 26, l’article intitulé « Les Vingtistes parisiens. »