Page:Revue L’Art moderne-2, 1885-1886.djvu/729

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enrichie de rouge ; le bleu, par quoi s’exprime l’ombre, tend à tout envahir ; les couleurs locales s’actionnent moins vivement.

Pour les promoteurs de cette nouvelle peinture, de toute surface colorée s’épandent, avec des forces diverses, des colorations qui vont s’amoindrissant ; elles se pénètrent comme des cercles d’ondes, et le tableau s’unifie, se synthétise en une sensation générale harmonique.

Les premières tentatives dans cette voie datent de moins de deux ans : la période des hésitations est passée ; de tableau en tableau ces peintres ont affermi leur manière, accru leurs observations, clarifié leur science. Des points non encore élucidés. D’après les tableaux de M. Pissarro, une surface colorée n’agit pas seulement par sa complémentaire sur les parties avoisinantes, mais réfléchit sur elles un peu de sa couleur propre, même quand cette surface n’est pas brillante, même quand l’œil ne perçoit pas distinctement ces reflets. L’opinion de M. Seurat et de M. Signac semble moins affirmative. Et, pour prendre un exemple, la promeneuse du premier plan dans Un Dimanche à la Grande-Jatte est debout dans l’herbe sans que la moindre tache verte concoure à la formation du ton de sa robe. — Dans un même paysage, M. Camille Pissarro donnera une valeur uniforme aux tâches d’orangé solaire, ainsi qu’il semble logique. Avec MM. Seurat et Signac, elle est plus ou moins foncée, selon le plan. Mais l’imperfection de nos couleurs contraindra peut-être M. Pissarro à ces dégradations d’orangé.

Ces recherches se compliquent de recherches industrielles. Des précautions sont à prendre contre la duplicité des couleurs : elles s’attaquent chimiquement entre elles ; la lumière et le temps dénaturent les autres. Au Louvre, dans l’Esther de Paul Véronèse, à travers les colonnades du palais d’Assuérus, on voit, étonné, des nues blanches se pavaner sur un ciel d’encre, — jadis bleu : ce bleu fut à la mode. — De semaine en semaine on pourrait suivre la transformation des orangés. Le blanc d’argent, qui est un blanc à base de plomb, noircit ; le blanc de zinc, qui ne noircit pas, ne couvre pas assez, est maigre : quelle matière inaltérable lui adjoindre pour le rendre gras ? la magnésie ? Le vert véronèse, constamment présent sur la palette impressionniste, est à base de cuivre dans les mélanges, les blancs à base de plomb ou de zinc le détériorent donc ; et comment avoir un véronèse à base de zinc ? Ces questions ont toujours sollicité les impressionnistes et, spécialement, M. Camille Pissarro ; mais ici l’expérience pour être concluante doit porter sur de longs laps ; — et le peintre qui a le mieux surveillé la fabrication de ses couleurs, est précisément celui dont les couleurs ont le plus noirci, Léonard.

Afin d’éviter les ombres que jettent les empâtements, MM. Pissarro, Seurat, Dubois-Pillet et Signac appliquent leurs couleurs à plat. — Installée par touches rompues, leur pâte peut jouer élastiquement : elle échappe ainsi au danger du séchage, la craquelure. — Les embus disparaissant derrière le verre comme derrière le vernis, ils mettent, à l’exemple de MM. Alma-Tadema, James Tissot, etc., leurs toiles sous verre : elles n’ont donc rien à craindre du saurage, inévitable avec les plus purs vernis. — Enfin, à l’exclusion du cadre d’or destructif des tons orangés, ils adoptent provisoirement le cadre classique de l’impressionnisme, le cadre blanc, dont la neutralité est bienveillante à tous les voisinages, s’il contient, pour atténuer sa crudité, du jaune de chrome clair, du vermillon et de la laque.

II

Les marines de M. Seurat s’épandent calmes et mélancoliques, et jusque vers de lointaines chutes du ciel, monotonement, clapotent. Un roc les opprime, — le Bec du Hoc ; des suites de voiles s’y affirment en triangles scalènes, — la Rade de Grandcamp, Bateaux. Une peinture très insoucieuse de toute gentillesse de couleur, de toute emphase d’exécution, et comme austère, de saveur amère, salée. Si ces paysages s’animent de figures, elles assument des contours géométriques : cette méditante femme de la Seine à Courbevoie ces deux Parisiennes, d’un croqueton pris à Courbevoie, ces promeneurs d’Un Dimanche à la Grande-Jatte, — le canotier dorsalement couché qui fume, les jeunes filles dont le torse, d’une verticalité de gnomon, jaillit de l’herbe soleillée où s’annulent les robes. Et, en valeurs imperturbablement notées, personnages, arbres, barques, bêtes se distribuent sur les divers plans du tableau. Cette faculté de donner la sensation de l’atmosphère est appréciable surtout dans le dernier et le plus exquis tableau de M. Seurat, — Coin d’un bassin à Honfleur.

De M. Signac, quatre toiles, parmi d’autres, se datent : Petit Andely (Eure), juin, juillet, août 1886. Les plus récentes, elles sont aussi les plus lumineuses et les plus complètes. Les couleurs s’y provoquent à d’éperdues escalades chromatiques, exultent, clament. Et coule la Seine, et coulent dans ses eaux le ciel et les verdures riveraines, sous un soleil qui avive en incendie des ruines haut juchées, — le Château-Gaillard de ma fenêtre, — qui déchiquète des ombres légères d’arbustes, — le Port-Morin. Déjà vues rue Laffitte, ces Apprêteuse et Garnisseuse (modes), rue du Caire, où M. Signac présente, comme M. Seurat dans la Grande-Jatte, un paradigme systématique et démonstratif de la nouvelle facture. En quelques mois la vision de ce peintre s’est singulièrement affinée.

Dix tableaux de M. Dubois-Pillet. « Un charme insidieux, écrit M. Ch. Vignier, la gracieuse ostentation d’une jolie palette, et des arbres qui se bleutent comme dans Breughel de Velours ». Une clarté diffuse, ambrée, lucide, pénètre ces paysages aux fines colorations firmamentales, aux lointains qui s’immatérialisent. Dans la frigide féerie d’automnales brumes violettes, épate lourdement sa masse sombre, une toue. Une gracile jeune femme, au bord d’un étang dont l’eau, encastrée dans des feuillages, se dore, se pourpre, changeante, rêve. Et des portraits, des fruits, des fleurs, — celles-ci dans un cadre tendu d’une étoffe à ramages floraux. Et des paysages parisiens, à quoi excelle M. Dubois-Pillet : en 1884[1], le Pont-Neuf et l’Hôtel-de-Ville ; cette année, la Seine à Bercy.

Sommaires et justes, les paysages à l’aquarelle de M. Lucien Pissarro (Église de Bazincourt, Vue de Pontoise, etc.) et son projet d’une illustration en couleurs de « Il était une bergère ».

L’impressionnisme n’est pas exclusivement figuré ici par les dissidents. Voici MM. Charles Angrand et Henri Cross.

M. Angrand. Comme un ressouvenir de Josef Israëls, — une Femme cousant (1885) dans une chambre de métairie, fenêtre et porte ouvertes sur une cour. L’œil s’amuse à cette exécution variée, ingénieuse et retorse, qui, alternativement, vainc les diffi-

  1. En même temps il exposait l’Enfant mort, qui correspond exactement comme titre, sujet et conception au tableau que M. Zola attribua depuis à son Claude Lantier.