Page:Revue L’Art moderne-2, 1885-1886.djvu/730

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

cultés ou les escamote. Les tableaux de 1886 sont de facture plus simple ; les tons rances de la Basse-Cour (1885) ont disparu ; la personnalité du peintre se détermine, âpre, forte. Les trains fuient sur l’ocre de la voie ; des files de wagons, à l’écart, stationnent : et c’est la Ligne de l’Ouest à sa sortie de Paris ; mais cette bande d’un dur bleu où les traces de la brosse s’entrecroisent en poignée d’épingles, vient en avant ; en avant aussi par sa tonalité, ce wagon que son dessin, cependant, recule. Une femme, panier au bras, descend la pente sursautante et hirsute de ces Terrains vagues à Clichy développés en vue panoramique, comme la Ligne de l’Ouest. Cette ménagère et le blousier qui, allongé sur le talus des fortifications, regarde passer les trains, associent congrûment leurs valeurs à celles du décor dans ces deux tableaux de vigoureux et volontaire style.

M. Henri Cross[1]. Une palette claire, les objets, les êtres indiqués par teintes plates et bémolisées, une facture légère, une fantaisie jolie. La Condamine (Monaco), multicolores taches de toits dans des verdures ; Aux Moneghetti, des enfants demi-nus, aux mouvements serpentins, s’ébattent dans un verger ; une Tête d’étude, investie de soleil ; une fillette en Blouse rouge assise devant la fenêtre ouverte d’un salon.

M. Adolphe Albert hésite entre la manière officielle et l’impressionnisme. Même dans le Pont des Andelys et la Paysanne normande, les tons sont divisés, — oh ! à la fortune de l’inspiration. L’œil est peu d’un peintre.

Contre la réforme promulguée par les trois ou quatre peintres que concernent ces notes, les arguments affluent, inoffensifs. « L’uniformité, l’impersonnalité de l’exécution matérielle privera leurs tableaux de toute allure distinctive ». C’est confondre la calligraphie et le style. Ils différeront, ces tableaux, parce que le tempérament de leurs auteurs différera. — « Un Pissarro récent, un Seural, un Signac ne sauraient se distinguer », proclament les critiques. Toujours les critiques ont fait avec orgueil les plus pénibles aveux. — On accuse enfin ces peintres de subordonner l’art à la science. Ils se servent seulement des données scientifiques pour diriger et parfaire l’éducation de leur œil et pour contrôler l’exactitude de leur vision. Le professeur N. O. Rood leur a fourni de précieuses constatations. Bientôt la théorie générale du contraste, du rythme et de la mesure, de M. Ch. Henry, les munira de nouveaux et sûrs renseignements. Mais M. Z. peut lire des traités d’optique pendant l’éternité, il ne fera jamais la Grande-Jatte. Entre ses cours au Colombia-College, M. Rood — dont la perspicacité et l’érudition artistiques nous semblent d’ailleurs absolument nulles — peint : ce doit être piètre. La vérité est que la méthode néo-impressionniste exige une exceptionnelle délicatesse d’œil : fuiront effarés de sa loyauté dangereuse tous les habiles qui dissimulent par des gentillesses digitales leur incapacité visuelle. Cette peinture n’est accessible qu’aux peintres : les jongleurs des ateliers devront tourner leurs efforts vers le bonneteau ou le bilboquet.

M. Monet ni tels autres n’oseront, malgré l’exemple de M. Camille Pissarro, leur doyen, recommencer la lutte contre le public, les marchands et les acheteurs : mais un compromis ralliera leur faire à celui des dissidents. Quant aux recrues de l’impressionnisme, c’est vers l’analyste Camille Pissarro et non vers Claude Monet qu’elles s’orienteront.

Félix Fénéon.


PATHOLOGIE LITTÉRAIRE

Dernièrement nous faisions des emprunts à la Vogue et à la Pléiade, revues décadentes. En voici un fait au Scapin, No du 1er septembre[2].

Mais leurs ventres éclats de la nuit des Tonnerres
Désuétude d’un grand heurt des primes cieux
Une aurore perdant le sens des chants hymnaires
Attire en souriant la vanité des Yeux.

Ah ! l’éparre profond d’ors extraordinaires
S’est apaisé léger en ondoiements soyeux
Et ton vain charme humain dit que tu dégénères !
Antiquité du sein où s’apure le mieux.

Et par le voile aux plis trop onduleux, ces Femmes
Amoureuses du seul semblant d’épithalames
Vont irradier loin du soleil tentateur.

Pour n’avoir pas songé vers de hauts soirs de glaives
Que de leurs flancs pouvait naître le Rédempteur
Qui doit sortir des Temps inconnus de nos rêves.

La multiplicité des revues de cette étrange école, le nombre de ses travaux et de ses adeptes, commandent incontestablement l’attention. Il serait déraisonnable de n’y voir que le résultat d’actes de volonté de quelques détraqués. Quand un phénomène est aussi général, il est instinctif et inconscient, il provient de causes qui tiennent au milieu et à l’évolution littéraires.

Dès l’an dernier nous l’avons examiné dans l’Art Moderne à ce point de vue. Nos lecteurs n’auront pas oublié peut-être les études que nous avons publiés sous le titre : Essai de Pathologie littéraire avec les sous-titres : Les Déliquescents, les Incohérents, les Verbolâtres, les Symbolistes, les Ésotériques.

Cette façon d’envisager le mouvement a fait fortune. M. Henry Fouquier, dans le XIXme siècle, reprend notre théorie. « Je crois, dit-il, une partie au moins de ces lettrés atteints d’une affection particulière, d’une maladie que la science pourrait décrire : la maladie, la folie du mot. » La verbolâtrie, en un autre terme. Une conférence donnée par l’un de nous à Liège, en décembre dernier, avait pour titre : Les maladies littéraires.

Dans les études auxquelles nous faisions allusion tantôt, nous signalions le véritable mérite de quelques-uns de ces impressionnistes de l’art d’écrire. Nous signalions leurs procédés comme une nouveauté digne de grande attention et susceptibles de développement. La littérature a besoin de changement : il y a là, disions-nous, un apport de neuf très remarquable. M. Fouquier reprend cette thèse :

« Fumistes, simples fumistes, a-t-on dit en parlant des prosateurs et des poètes de cette école qui, née à Paris sur les hauteurs de Montmartre, ravage déjà la province. Je ne le crois pas, du moins pour tous. Car il en est parmi eux dont le talent est incontestable et qui sacrifient à leur doctrine extravagante ce qu’ils pourraient avoir légitimement de succès et de notoriété en rentrant dans les voies du sens commun. Le mot les hallucine, comme la couleur faisait pour ce peintre raconté par Balzac, je crois, qui posait sur sa toile des tons en dehors de toute forme. »

On nous a cherché noise à cette époque parce que nous n’admirions pas tout ce que ces novateurs produisent. Nous signalions les grotesques exagérations auxquelles ils se laissent parfois entraîner. Le Scapin lui-même, un de leurs organes, partage cet avis, et l’exprime avec une colère que certes nous n’y avions pas mise. Vir, l’un de ses rédacteurs, se plaint avec véhémence de la queue qui compromet la nouvelle école. « La queue c’est le venin, dit-il. Et la queue s’est formée, longue comme celle des dragons de la légende. On fut Mallarmiste, Saturnien, Verlainien n’étant pas euphonique. On fut décadent, on posa, on se fit une tête, des habits et des mœurs même. On s’intitula. On imita les maîtres. »

  1. Le nom du maître cirier avec un s paragogique.
  2. Bureaux : 14, rue Littré, à Paris ; 3 francs par an ; paraît deux fois par mois en livraisons de 36 pages.