Page:Revue L’Art moderne-9, 1904-1905.djvu/59

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issus de la souche commune ? Tout l’art d’aujourd’hui s’est éclairci au soleil des luministes de 1874. Ce qui justifie cette boutade de Degas : « On nous fusille, mais on fouille nos poches. »

Le groupe indiscipliné qui, de 1874 à 1881, exposa successivement chez Nadar, chez Durand-Ruel et dans des appartements loués à la semaine rue Le Pelletier, avenue de l’Opéra, rue des Pyramides et rue des Capucines, — étapes héroïques, — comptait, au début, trente artistes, parmi lesquels Claude Monet, Degas, Renoir, cézanne, Pissarro, Guillaumin, Sisley, Berthe Morisot, auxquels se joignirent, en 1880, Mary Cassatt et Gauguin. D’autres encore, moins notoires, ou qui, — tels Raffaëlli, Forain, Legros, Bracquemond, Lebourg, Boudin, Gustave Colin, Zandomenegui, etc., se spécialisèrent ensuite dans une expression d’art difïérente. Quelques-uns : Caillebolte, Cals, Lépine, Piette, succombèrent pendant la mêlée, en laissant le souvenir de peintres excellemment doués, morts avant l’heure.

Manet combattait de son côté. Tantôt refusé, tantôt admis au Salon, il symbolisait l’émeute et l’insurrection. Sa jeune gloire, faite de témérité et de scandale, rayonnait déjà tandis que Monet et ses amis demeuraient encore dans l’ombre. Et pourtant, il n’est plus contesté aujourd’hui que l’initiateur de la technique impressionniste fut Claude Monet, qui le premier en offrit l’exemple le plus complet. « Mais il est très difficile de déterminer pareilles préséances, et c’est en somme assez inutile. On n’invente pas une technique en un jour. Celle-là est le résultat de longues recherches qui furent communes à Manet, à Monet et à Renoir, et il faut réunir sous le nom collectif d’impressionnistes lui ensemble d’hommes qui, liés d’amitié, firent à la même heure un effort vers l’originalité, à peu près dans le même sens, tout en étant souvent fort différents »[1].

Ce dont le merveilleux tempérament de Monet avait eu l’intuition, ce qu’avant lui Delacroix avait pressenti, Seurat tenta de le formuler avec une volonté consciente. Il entendit interpréter la nature en logiques harmonies de tons et de lignes. Appuyé sur les travaux scientifiques de Chevreul et les découvertes plus récentes de Charles Henry, le Néo-impressionnisme ou Chromo-luminarisme — qui rallia une élite de jeunes peintres parmi lesquels MM. Signac, Van Rysselberghe, Cross, Luce, Dubois-Pillel, Angrand, — s’élança joyeusement à la conquête de la lumière, renouvelant la fable antique.

Sa technique, basée sur la division des tons, ne diffère, en somme, de celle des premiers impressionnistes qu’en ce qu’elle consiste en un agrégat de petits disques colorés et qu’elle est appliquée plus rigoureusement. Les tonalités sont analysées dans leurs éléments constitutifs et appliquées sur la toile de manière à produire une synthèse optique. Le but, qui est de donner à la couleur le plus d’éclat possible, est identique. Mais le moyen employé a singulièrement développé l’expression de la sensation visuelle et enrichi la langue conventionnelle de la peinture.

L’idéal des peintres épris de lumière devait logiquement se pénétrer, chez certains, d’une intellectualité et d’une philosophie supérieures. Ce fut le cas pour M. Maurice Denis, qui s’élève, par une sanctification de la nature, vers les mystiques d’autrefois et touche aux Primitifs. Il s’en est expliqué lui-même : — « Le grand art, qu’on appelle décoratif, des Indous, des Assyriens, des Égyptiens, des Grecs, l’art du Moyen-âge et de la Renaissance, et les œuvres décidément supérieures de l’art moderne, qu’est-ce ? sinon le travestissement des sensations vulgaires — des objets naturels — en icônes sacrées, hermétiques, imposantes[2]. »

Déjà Gauguin avait conçu en Bretagne et dans les solitudes de l’Océanie un art décoratif idéiste et synthétique, d’un symbolisme fruste. « Il y a en lui un mélange inquiétant et savoureux de splendeur barbare, de liturgie catholique, de rêverie hindoue, d’imagerie gothique, de symbolisme obscur et subtil ; il y a des réalités âpres et des vols éperdus de poésie par où il crée un art absolument personnel et tout nouveau[3] »

Sa puissante individualité avait rassemblé à Pont-Aven un groupe de peintres, ses amis ou ses disciples, au nombre desquels, — outre Maurice Denis, MM. Émile Bernard, actuellement fixé en Égypte, Paul Sérusier, Léon Fauché, Charles Filiger, Armand Seguin, mort récemment, Jean Verkade, Mogens Ballin, ce dernier moine à Beuron…

Parallèlement, d’autres peintres, rattachés à l’impressionnisme sinon par la technique du moins par une solidarité dans un commun désir d’émancipation, Van Gogh, H. de Toulouse-Lautrec, s’imposaient à l’attention par un art aigu, tranchant, presque corrosif.

Des noms nouveaux ont surgi depuis peu, apportant aux recherches généralisées de la lumière et de la sensation individuelle un apport collectif précieux : Vuillard, le poète des intimités et des atmosphères closes; K.-X. Roussel, qui stylise la nature et y mêle, dans un décor rajeuni, de lointaines réminiscences mythologi-

  1. Camille Mauclair, ouvrage cité, p. 47
  2. Notes d’art. Définition du Néo-traditionnisme, par Pierre Louis (pseudonyme de M. Maurice Denis). Art et critique, deuxième année, n° 66, citée par M. André Mellerio, Le Mouvement idéaliste en peinture. Paris, H. Floury, 1896.
  3. Octave Mirbeau. PRéface du Catalogue de la vente Paul Gauguin. 1891