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organe, et par conséquent la peinture la plus admirable sera non pas celle où il y aura ces chimères d’écoles : « La beauté hellénique », le « coloris vénitien », la « pensée de Cornélius », etc., mais bien celle qui révélera cet œil par le raffiné de ses nuances ou le compliqué de ses lignes[1]. »

Pour exprimer la réalité contemporaine, les peintres impressionnistes se servent d’un métier dont la dissociation des tonalités, qui laisse à chaque couleur sa fraîcheur et sa pureté, est l’élément essentiel. Ils rythment la polychromie et la délinéation de leurs toiles au gré des émotions qu’ils ressentent et arrêtent sur un effet déterminé, fût-il le plus fugitif, leur sensibilité visuelle. Plus spécialement, ils s’efforcent de traduire les impressions que leur suggère la lumière, dont les vibrations subtiles et les jeux mouvants transforment à tout instant la nature. Us situent les figures et les paysages qu’ils interprètent dans l’atmosphère qui les baigne, en notant minutieusement les relations tonales les plus délicates, les nuances les plus imperceptibles des couleurs et de leurs réactions. Les reflets du jour sur les ombres, la transparence des ciels et la dispersion des nuages, l’irisation des eaux, le frisson des feuillages sont étudiés avec un égal scrupule. À l’expression de la réalité objective ils ont substitué l’idéal d’un poème optique de clarté et d’harmonie, « L’Impressionnisme, a dit M. Gustave Geffroy, c’est une peinture qui va vers le phénoménisme, vers l’apparition et la signification des choses dans l’espace, et qui veut faire tenir la synthèse de ces choses dans l’apparition d’un moment [2].

On s’explique ! difficilement — aujourd’hui que l’évolution est accomplie et l’art impressionniste triomphant — les résistances obstinées, l’hostilité féroce opposées, même par les artistes, à cet art de sincérité, de vérité <et de bonne foi. Comme l’a fait observer M. Camille Mauclair : « Pourquoi, délibérément, un groupe d’hommes s’aviserait-il de faire de la peinture folle, illogique, mauvaise, en y gagnant la raillerie publique, la pauvreté et la stérilité ? Il serait insensé de supposer une telle mystification qui serait avant tout cruelle pour ses auteurs. Le simple bon sens indique donc en eux une conviction, me sincérité, un effort soutenu, et cela seul devait, au nom de la solidarité sacrée de tous ceux qui, par des moyens divers, cherchent à dire leur amour du beau, supprimer les fâcheuses accusations qui furent trop facilement portées contre Manet et ses amis » [3].

L’opposition intraitable des jurys, les sarcasmes de la presse, les protestations furieuses du public, les pamphlets, les caricatures, la campagne haineuse menée contre des artistes fervents et laborieux, tout cela est trop connu et trop récent, hélas ! pour être rappelé. Les mieux trempés en triomphèrent. Quelques-uns moururent. Tous en souffriront cruellement.

Un sculpteur de nos amis nous racontait dernièrement qu’il assista, tout jeune, en compagnie du statuaire Adam Salomon, à l’ouverture du Salon de 1865 où Manet avait exposé l’Olympia. C’était, devant cette toile, une houle d’émeute, un déchaînement de colères, un débordement d’invectives. Salomon dit à haute voix à son compagnon : « Tu verras un jour ce tableau au Louvre. » Aussitôt la foule tourna contre les deux artistes sa fureur. Ils durent fuir pour ne pas être écharpés.

Ce statuaire au nom hébraïque était un prophète ! Mais l’incompréhension des foules demeure identique. Le Balzac de Rodin essuya naguère des bordées d’injures pareilles à celles que souleva jadis le Portrait d’Antonin Proust ou le Bar aux Folies-Bergère. Et l’écho des clameurs que provoqua à Bruxelles, au Salon des XX, l’apparition des œuvres de Claude Monet (on intitula spirituellement « Forêts de plumeaux » ses admirables vues d’Antibes), de Renoir, de Seurat, de Van Gogh, de Cézanne, de Gauguin, est à peine éteint…

On reverra prochainement quelques-unes de ces œuvres, parmi d’autres des mêmes maîtres destinées à fixer, dans un groupement synthétique, un moment de l’éternelle évolution de l’art vers la Beauté.

Peut-être détermineront-elles parmi les visiteurs un examen de conscience… À moins qu’ils préfèrent imiter l’entêtement irréductible de Gérôme, à qui l’on reprochait, l’an dernier, d’avoir, jadis, comme membre du jury, refusé Corot, et qui répondit effrontément : « Je le refuserais encore ! » Ce membre de l’Institut, que la mort vient d’enlever à notre admiration, avait, à défaut de sens esthétique, une logique opiniâtre.

Certes n’est-il guère possible de retracer en une exposition forcément restreinte l’histoire complète de l’Impressionnisme. Comme toute manifestation d’art, quelque neuve qu’elle paraisse, celui-ci a eu ses précurseurs ; ces derniers se rattachent eux-mêmes, par un atavisme parfois imprécis, mais certain, à des maîtres antérieurs… À qui remonter dans la filiation de ceux qui ont fait fructifier le trésor intellectuel des peuples d’occident ?

Puis encore : en combien de rameaux la tige flexible jaillie de la première germination ne s’est-elle point divisée ? Jusqu’à quels parterres éloignés ne distribue-t-elle pas sa fraîcheur ? Quels rejetons ne sont point

  1. Jules Laforgue. Mélanges posthumes, L’Art impressionniste, p. 142. Paris, éd. du Mercure de France.
  2. La Vie artistique', IIIe série, p. 8. Paris, E. Dentu. 1894.
  3. L’Impressionnisme. Son histoire, son esthétique, ses maîtres, p. 15. Paris, Librairie de l’Art ancien et moderne. 1904.