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LE POÈME DE LA SIBÉRIE

Le prisonnier, tout pâle, lui répondit :

L’homme dont tu me parles était prêtre ; je l’ai connu : dans notre patrie, il confessait ma femme et mes enfants.

Et quand survint la guerre, il monta à cheval pieds nus, la croix à la main, et quand le feu s’ouvrait, il se tenait devant les bataillons criant : Pour la patrie ! Pour la patrie !

Et l’évêque le fit appeler devant lui et le livra aux bourreaux, mais avant qu’il ne le dépouillât de son caractère sacré, la crosse échappa de ses mains, et il s’évanouit.

Et les bourreaux saisirent l’homme de Dieu, et le revêtirent d’un étroit vêtement de bure où ils ne le firent entrer qu’à grand’peine ; car c’était un homme de forte taille, et il restait sans haleine comme une chose inanimée.

On l’emmena donc aux mines, et il faisait semblant d’être gai, mais je voyais bien qu’il était pâle et triste.

Le désespoir le prit, et il séchait comme un vieil arbre. Un jour je m’approchai de lui en disant :

Au nom du seigneur ! pourquoi te désoles-tu ?

Et il me répondit d’un ton mystérieux, comme un homme égaré :

J’ai oublié les paroles de ma prière.

Et m’ayant fait signe de me taire, il s’éloigna.

Et ensuite je le vis qui prenait dans l’obscurité du plomb oxydé et qui mangeait ce poison.

Et au bout de quelques jours une teinte de brique se répandit sur son visage, et sa chair s’affaissait sur ses os comme la toile mouillée d’une tente, et ses yeux étaient brillants.

Et aujourd’hui je ne sais comment il est mort, car je dormais à côté de lui, et je n’ai pas même entendu un soupir.

Si vous avez du cœur, plaignez-le, car c’était un honnête homme.

Alors Anhelli se retourna vers le chaman et dit : C’est un suicide !

Mais le chaman se voila la face, et ramassant un morceau de plomb, il répliqua :

C’est ce plomb qui est un assassin et un mauvais conseiller. Car il disait : Prends-moi et mange-moi : je suis la fin et le repos !

Ce plomb est un imposteur, car il se donnait à cet homme pour Dieu, qui seul apaise les souffrances et calme les cœurs pour l’éternité.

Maudit soit celui qui au plus léger souffle tombe à terre et se brise semblable à une colonne ébranlée !