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Gluck, au contraire, les airs, les chœurs, l’orchestre ne sont que des éléments secondaires destinés à dramatiser le livret et, selon la parole même du Maître, à « seconder la poésie et fortifier l’expression des sentiments » ; le livret est l’essentiel ; la musique, un accessoire. Et l’on pourrait dire, en style lapidaire, que, chez Wagner, le livret n’est qu’un moyen de faire comprendre la musique, tandis que, chez Gluck, la musique n’est qu’un moyen de dramatiser le livret.

On sait que Gluck, dans tout le cours de sa carrière artistique, s’efforça toujours de plus en plus vers la vérité dramatique, contribuant ainsi puissamment à l’évolution de l’opéra vers le drame lyrique moderne. C’est avec Armide, qui inaugura sa dernière manière, que le maître s’éloigna le plus de la forme traditionnelle de l’opéra.

Avant Gluck, l’opéra italien se composait essentiellement de deux éléments : le recitativo secco, simple déclamation notée, à rythme libre, soutenue par une basse chiffrée réalisée sur le clavecin ou, antérieurement, sur le luth ou la viole de gambe… et l’aria, ou air, de coupe réglée, avec da capo, accompagné par l’orchestre et donnant au chanteur l’occasion de déployer toute sa virtuosité vocale.

Gluck, à partir d’Iphigénie en Aulide, répudia le clavecin qu’il remplaça par le quatuor à cordes, mais conserva la division générale de l’opéra en récitatifs et airs, tout en supprimant dans ces derniers les ritournelles et les vocalises vraiment incompatibles avec la tragédie musicale. Dans Armide Gluck s’efforce encore plus vers la vérité dramatique et n’écrit plus, sauf pour les petits rôles accessoires, d’airs proprement dits. En fusionnant l’air et le récitatif, il crée une sorte de cantilène mesurée, mais non symétrique, premier stade de développement de la déclamation lyrique moderne.

Le Maître était très fier de ce progrès, comme le montre une lettre écrite en 1776, à propos d’Armide, au bailli du Rollet : « J’en ai fait la musique de manière qu’elle ne vieillisse pas de sitôt… L’ensemble de l’Armide est si différent de celui de l’Alceste que vous croirez que les deux opéras ne sont pas du même compositeur… Aussi ai-je employé le peu de suc qui me restait pour achever l’ArmideJ’ai tâché d’y être plus peintre et plus poète que musicien… »

Cette évolution constatée et célébrée par tous, cette prédominance chaque jour plus grande du drame sur la musique est-elle vraiment un heureux progrès ?

Au point de vue dramatique, oui certainement, au moins en principe ; mais au point de vue musical la question est discutable.

Nous reconnaissons volontiers que, dans les œuvres antérieures à Armide, la valeur théâtrale et expressive de Gluck est à peu près insignifiante. On a déjà remarqué, je crois, que le fameux air d’Orphée « J’ai perdu mon Eurydice » conviendrait aussi bien aux paroles :

 « J’ai trouvé mon Eurydice ;
Rien n’égale mon bonheur. »

et il serait facile, en passant en revue différentes partitions, de faire vingt remarques analogues. D’autre part, les récitatifs des premières œuvres ne sont pas plus « exclusifs ». Tous sont coulés dans le même moule et pour ainsi dire, clichés, jusque dans leur ponctuation orchestrale qui comporte toujours les mêmes résolutions de septième de dominante sur la tonique et autre analogues, que l’on pourrait assimiler rigoureusement aux virgules, points et virgules et aux points du discours ordinaire.

Mais encore il faut avouer que, dans Armide même, il est plus d’une cantilène aux intentions très significatives et très précises, qui pourraient aussi bien s’adapter à des paroles très différentes et, ce qui l’éprouve surabondamment, ce sont précisément les nombreux emprunts faits par Gluck à ses opéras antérieurs. Ainsi, des huit fragments qui composent la scène de la Haine, six sont tirés d’anciennes œuvres n’ayant aucun rapport avec Armide.

Pour ce qui est de l’intérêt musical, il me semble manifeste que Gluck perd beaucoup à ce désir de systématisation dramatique. Comme il le dit lui-même, il a cherché à être plus peintre et plus poète que musicien et, dès lors, bien souvent il nous paraît monotone et même ennuyeux avec ses interminables cantilènes-récitatifs soutenus par le bourdonnement obstiné du quatuor et inter-