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choses intellectuelles, détourne des jouissances physiques, si souvent grossières et nuisibles au sain équilibre de l’organisme humain. L’art, qui nous apprend à distinguer les formes et les tons d’un paysage, ou les expressions du visage humain, qui dresse notre oreille au discernement et à la jouissance des harmonies, étend nos facultés de perception, amplifie la portée de nos sens et ouvre à notre imagination nourrie des sensations artistiques, des domaines situés au delà de ceux dont nous avaient dotés nos connaissances d’ordre intellectuel.

« Et de même que nous avons voulu, pour l’homme incapable de suffire à son existence, un asile où sa vie matérielle soit assurée, avec le respect de sa liberté, de sa dignité, de telle sorte que, non seulement il ait sa part d’existence, mais sa part de joie ; nous voulons que l’homme, sain de corps et d’esprit, ait après sa journée de labeur, sa part de vie intellectuelle ; qu’il puisse, devant un tableau, évoquer les jouissances réparantes d’un paysage tranquille, ou les émotions de la tempête ; qu’il puisse à l’audition d’une symphonie, laisser errer son imagination au hasard des suggestions musicales ; qu’il puisse s’élever, par la perception de sensations esthétiques, à l’humanité la plus parfaite, à celle qui, par la multiplication de toutes ses facultés, s’est mise en contact avec un monde d’idées et de sentiments inconnus et inaccessibles aux béotiens et aux barbares. »

LES CONCERTS

Concert Colonne

(14 novembre)

Or donc, pour la deuxième fois de cette année, M. Édouard Colonne et son orchestre réduit de voyage sont venus visiter notre bonne ville pour révéler aux Lyonnais, après l’Arlésienne et la Marche Hongroise de Berlioz, les œuvres inédites qui s’appellent la symphonie en la de Beethoven, le Rouet d’Omphale de Saint-Saëns, le Prélude de Parsifal, un air du Joseph de Méhul, l’intermède symphonique de Rédemption de Franck, l’ouverture du Roi d’Ys, un fragment des Erynnies, l’ouverture des Maîtres-Chanteurs, et le récit du Graal de Lohengrin

Il faut savoir gré à l’éminent chef d’orchestre de n’avoir pas voulu essayer — inutilement sans doute — d’acclimater, dans cette province qu’il juge retardataire et incompréhensive, des œuvres trop nouvelles ou trop neuves qui auraient pu choquer nos habites tranquilles et misonéistes.

Il convient également de le féliciter de l’exécution générale de son programme. M. Colonne a pensé qu’il était sage — encore une attention délicate — de ne pas nous imposer des interprétations trop personnelles ou trop intenses, et il s’est contenté de jouer Beethoven en bon père de famille, sans intentions excessives, et de nous faire entendre un prélude de Parsifal à l’eau de rose, sans trop de relief ni trop de vigueur. Et encore, pour ne pas surprendre du premier coup nos oreilles habituées au flottement des orchestres d’amateurs, il a même, au début du concert, laissé ses instrumentistes vaguer quelque peu dans telle partie de la septième symphonie.

Certaines personnes grincheuses ont bien voulu insinuer que M. Colonne, avec son programme peu révolutionnaire et peu « avancé », a traité nos compatriotes avec ce mépris profond et irraisonné pour la province qu’ont professé de tous temps les Parisiens, mais la masse du public s’est déclarée hautement satisfaite, et la Presse, en des comptes-rendus-panégyriques, a constaté cette satisfaction unanime[1] : tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Les amateurs les plus difficiles ont d’ailleurs reconnu l’excellence de l’interprétation de l’ouverture du Roi d’Ys, à l’inspiration riche et savoureuse, si pleine de chaleur et de poésie, et dont les agréables excès de fougue et de sonorité conviennent bien au tempérament très extérieur de M. Colonne, ainsi que celle du charmant et superficiel Rouet d’Omphale. Ce délicieux poème symphonique nous a semblé, tout comme le talent du chef d’orchestre, d’essence éminemment nationale en ce sens qu’il mérite pleinement l’appréciation que Mme du Deffand, je crois, portait jadis sur Voltaire, cet esprit si français : « Clair comme un ruisseau, mais pas plus profond. »

Notons le juste succès remporté par ces deux dernières œuvres, sans insister sur l’inexplicable introduction, dans le programme, d’un fragment trop insignifiant des Erynnies qui n’ajoutera rien à la gloire de M. Massenet, et du Récit du Graal, dans lequel M. Maréchal de l’Opéra-Comique, fit admirer sa jolie voix de ténor, et souhaitons que, à son concert du mois de février pro-

  1. Relevons dans le programme officiel, un peu coûteux, mais si réjouissant, vendu dans la salle du Casino, cette appréciation sur le talent de M. Colonne : « M. Colonne n’est pas seulement un Pygmalion s’éprenant de la statue qu’il a modelée ; il est encore le dieu qui lui donne la vie. »