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C.-M. STANIOUKOVITCH. — UN HOMME A LA MER!

se mit à l’accabler sans pitié de ses railleries et de son persiQainc, et devant le silence de Prochka, qui, selon son habitude, supportait ses plaisanteries sans y ré- pondre, il devint encore plus agressif et plus mé- chant. Ce jour-là, ChoutikolT, qui passai! par hasard de ce côté, voyant la manière cruelle dont on traitait Prochka, prit résolument son parti : — Ivanoff, c"est mai, c’est très mal ce que tu fais là!... Pourquoi te coller à cet homme comme de la poix, pourquoi le harceler ainsi? — Bah : notre Prochka n’est pas susceptible, répon- dit en riant Ivanoff. — Allons, Prochenka, raconte-nous donc un peu com- ment tu chipais de l’argent à ton vieux grigou de père pour l’apporter ensuite aux dames... Tu n’avais pas besoin de forcer la porte, hé? Allons, raconte-nous ça ! lui disait Ivanoff sur un ton de persiflage, au rire général de l’assistance. — Je tedis de laisser cet homme, entends-tu ? inter- rompit Choutikoff d’un air sévère. Grand fut l’étonnementde tous en le voyant prendre si chaleureusement le parti de Prochka, de ce fainéant, de ce voleur... — Est-ce que ça te regarde ? repartit Ivanoff irrité. — En rien pour moi, certes; mais toi, ne fais pas le fanfaron... tu vois que tu as trouvé à qui parler, si tu veux faire le brave. Ému jusqu’au fond de l’âme, mais craignant en même temps d’être la cause de quelque désagrément pour Choutikoff, Prochka se décida à élever la voix : — Ce que disait Ivanoff n’était rien du tout ; des bêtises seulement pour plaisanter. — Mais toi, n’allais-tu pas lui flanquer ta main sur la figure, s’il continuait ses plaisanteries? — Comment, lui, Prochka, me flanquer sur la fi- gure ! s’écria avec étonnement Ivanoff, tellement la chose lui semblait invraisemblable. Voyons, qu’il essaye pourvoir, Prochka, je lui frotterai joliment la carcasse, à cette espèce de fainéant. — Peut-être que la tienne serait aussi caressée, dit Choutikoff. — Est-ce toi qui le ferais? — Oui, moi, certainement, répondit-il en domptant .son agitation ; et l’expression de son visage, liabituel- lement si douce, devint sérieuse et sévère. Ces paroles calmèrent instantanément Ivanoff. Ce ne fut qu’après le départ de Choutikoff qu’il se hasarda à dire, en regardant Prochka avec un sourire moqueur: — Tout de même, Choutikoff s’est choisi là un bel ami... II n’y a pas à dire, c’est un ami « très chic « que l’rochka le vidangeur. Cet épisode eut pour résultat de calmer le mauvais vouloir de l’équipage, qui savait que Prochka avait dé- sormais un défenseni’-, il ne fit que resserrer encore plus étroitement l’attachement du malhaureux envers Choutikoff. Peu après, Prochka devait avoir l’occasion de montrer de quel degré de dévouement était capable son cœur reconnaissant. VII. Le croiseur naviguait dans l’océan Indien, en route pour les îles de la Sonde. Ce malin-là, le jour s’était levé brillant et ensoleillé, mais la température était assez froide ; on sentait que le pôle Sud n’était pas très éloigné. Il soufflait une brise régulière et assez forte. Dans le ciel couraient des nuages duvetés d’un blanc neigeux dont le chan- geant assemblage dessinait des formes élégantes et fantastiques. Secoué par un roulis modéré, emporté par un cou- rant favorable, notre croiseur fuyait à une allure con- stante, sous ses huniers au ris de chasse, sa misaine et sa grand’voile. Dix heures allaient bientôt sonner. Tout le monde était sur le pont, les hommes de quart à leur poste, les autres au travail du nettoyage. Chacun s’occupait activement de son affaire : celui-ci à nettoyer les cuivres, celui-là à racler la peinture de la chaloupe, tel autre à amarrer un paillet. Debout sur les porte-haubans, Choutikoff, qu’une ceinture de chanvre retenait aux cordages, s’apprenait à jeter la ligne de sonde. Tout près de lui, Prochka procédait à l’astiquage d’un canon. Il interrompait fréquemment son travail pour admirer Choutikoff, lorsque celui-ci, après avoir retiré la ligne de sonde qu’il lovait en cercles, la rejetait habilement avec le geste d’un homme lan(;ant un nœud coulant; puis, la ligne une fois tendue, la tirait à lui d’un mouvement adroit et rapide. Tout à coup, de la dunette, retentit le cri sinistre : « Un homme à la mer I » Trois secondes ne s’étaient pas écoulées que de nou- veau on entendit crier : « Un autre homme à la mer! » Un silence de mort s’établit instantanément sur le croiseur. Beaucoup de matelots se signèrent, pris d’é- l)ouvante. L’enseigne de quart, qui se tenait sur la passerelle, vit passer devant ses yeux le corps d’un matelot préci- pité brusquement dans le vide, puis, presque immé- diatement, celui d’un autre qui se jetait derrière lui. Le cœur lui manqua, mais il ne perdit pas la tête. Il se liàla de jeter à la mer une des ceintures de liège accrochées près de lui, cria de lancer une bouik’ de sauvetage de la dunette, et, d’une voix forte, bien qu’a- gitée par l’émotion, commanda : — A carguer la misaine et le gi’and màt ! Au premier cri d’alarme, tous les officiers étaient sortis du carré. Le commandant et le second, tous deux émus, se trouvaient déjà sur la passerelle.

P.