Page:Revue bleue, tome XLVIII, 1891.djvu/667

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hégélienne, ni Tolstoï, exigeant trop la mise en pratique immédiate de ses séduisantes théories, ni Ibsen, décidément incapable de préciser ce qu’il nous voulait. Tout ce qui nous a attirés depuis dix ans, tour à tour, vers chacun de ces trois maîtres, on le trouvera chez Nietsche : sa doctrine est pessimiste autant que celle de Schopenhauer, anarchiste autant que celle de Tolstoï, et, pour la singularité et pour la nervosité, Ibsen est auprès de lui un petit garçon. J’ajoute que cette doctrine semble faite à dessein pour nous : car jamais il n’y eut doctrine philosophique plus claire, plus facile à comprendre, ni moins ennuyeuse. Mais tout ce que je dis là aurait besoin d’être prouvé, et je ne puis le mieux prouver qu’en essayant de donner une idée de Nietsche et de sa doctrine.

II.

Aucun écrivain allemand jamais n’a été moins allemand. Aucun n’a eu un goût aussi fin, aussi naturellement porté vers la mesure et la perfection formelle. Aucun n’a eu une aussi profonde horreur des dissertations. Développer un sujet pendant plusieurs pages a toujours été pour Nietsche un exercice pénible. Qu’il s’efforce ou non de leur donner une apparence d’œuvres suivies, tous ses écrits ne sont que des recueils d’aphorismes. Il est clair que toute idée le dégoûte dès qu’il l’a considérée quelque temps. Mais aussi toutes les idées s’offrent à lui sous une forme brève, condensée, pour ainsi dire plastique. D’un bout à l’autre de ses écrits, ce ne sont qu’images : l’image est pour lui le mode naturel du raisonnement ; et toujours une image très nette, très individuelle, perçue dans sa forme propre en même temps que dans sa valeur symbolique. Nulle trace de sentimentalisme ; mais au contraire un sens constant de la réalité, un sens qu’on devine maladif, tant il est subtil, incapable de se satisfaire aux plus spécieuses illusions. Enfin une ironie tout autre que chez les humoristes allemands : une ironie sèche, amère, cruelle, aussi parfaitement maîtresse d’elle-même que celle de Swift ; et pas un moment elle ne s’arrête, s’attaquant sur tous sujets au pour et au contre, pareille à une façon de rictus perpétuel. Ni Heine, ni Schopenhauer, n’ont pratiqué à un tel degré ce ricanement, ni avec une obstination si constante.

Comme Heine et comme Schopenhauer, et comme la majorité des Allemands, Nietsche a toujours haï et méprisé l’esprit allemand : c’est le seul trait qui lui soit commun avec ses compatriotes. « Les gens vraiment insupportables, dit-il, ceux dont les bonnes qualités elles-mêmes sont insupportables, ce sont les gens qui ont la liberté du sentiment, mais qui ne s’aperçoivent pas qu’il leur manque la liberté du goût et la liberté de la pensée : or c’est précisément la définition que Goethe, qui devait s’y connaître, a donnée des Allemands. » — « Le devoir de tout bon Allemand, dit-il ailleurs, c’est de se dégermaniser. L’esprit des Allemands est bas de nature : leurs journaux et leur bière le maintiennent dans sa bassesse. » — « Depuis vingt ans, écrivait-il encore dans une lettre à un ami, l’Allemagne est en train de devenir de plus en plus pour l’Europe entière une école d’abrutissement : l’esprit allemand y est arrivé à sa plus haute perfection. »

Dans sa figure comme dans son esprit, Nietsche n’a rien d’allemand. C’est un homme de haute taille avec de longs bras maigres et une grosse tête ronde aux cheveux en brosse. Je n’oublierai jamais l’impression qu’il m’a faite. Ses moustaches d’un noir foncé lui descendaient jusqu’au menton ; ses énormes yeux noirs luisaient comme deux boules de feu derrière ses lunettes. Je crus voir un chat de gouttière ; mon compagnon gagea que c’était plutôt quelque poète russe, voyageant pour calmer ses nerfs. Mais nous fûmes tous deux stupéfaits quand on nous dit que c’était un Allemand, M. Frédéric Nietsche, professeur de philologie à l’Université de Bâle.

III.

C’est que, en effet, Nietzsche a beau être né en Saxe (en 1844), l’Allemagne n’a été pour lui qu’une patrie d’occasion. De figure, de tempérament, de caractère, il est tout slave. Son père, pasteur protestant, était, je crois, d’origine tchèque ; sa mère était Polonaise. Mais il a plutôt, lui, le corps et l’âme d’un de ces nihilistes de l’extrême Russie qu’on voit dans les romans de Goncharof et de Tourguénef. Bazarof, du roman les Pères et les Enfants, voilà son prototype, au physique et au moral. Comme Bazarof, il est né désenchanté de tout, avec un impérieux besoin de détruire, et un impérieux besoin de rire et de pleurer tout ensemble sur ce qu’il a détruit. Jamais il n’y a eu dans toute l’histoire de la pensée humaine un aussi parfait tempérament de démolisseur. Non pas un sceptique qui refuse de rien prendre au sérieux ; mais plutôt un apôtre, un affolé de vérité qui, par instinct, court à tout ce qu’il voit comme à un autel et qui toujours s’en retourne le sarcasme aux lèvres et l’angoisse au cœur, désespéré d’avoir trouvé sur l’autel la statue d’un faux dieu. Dès les premières phrases qu’il a écrites, dans son livre sur l’'Origine de la Tragédie, son tempérament de nihiliste s’est montré tout entier. À mesure qu’il s’efforçait de prouver une thèse, il en apercevait l’inanité ; il s’élançait pour affirmer et retombait sur une négation. Le tempérament de Bazarof : tous les désirs et l’impossibilité d’en satisfaire aucun, la vaine ambition de construire et le plus effectif pouvoir pour détruire.

Joignez à ce tempérament l’influence de l’éducation. Nietsche n’est pas un philosophe de métier : jusqu’à trente ans, il n’a connu de la philosophie que ce qu’il en a trouve dans les auteurs grecs, dont il avait fait son