Page:Revue bleue, tome XLVIII, 1891.djvu/668

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unique étude. Sous prétexte d’apprendre, puis d’enseigner la philologie, il a passé toute sa jeunesse à s’imprégner du génie grec. Platon et les épicuriens surtout l’ont passionné : Platon a répondu à son besoin naturel d’images et de poésie ; les épicuriens ont achevé de tarir en lui les sources de l’illusion.

Wagner et Schopenhauer sont venus ensuite ; leur action a continué, sans doute, celle de Platon et des épicuriens. Wagner a exalté chez le jeune philologue la sensibilité nerveuse ; Schopenhauer a fortifié sa méfiance à l’égard des hommes et des choses.

Et, peut-être à la suite de Schopenhauer, Nietsche s’est mis alors à explorer la littérature française du XVIIe et du XVIIIe siècle. Tout de suite il s’y est senti chez lui. Son éducation grecque l’avait initié à la sobriété et à la pureté de notre esprit classique. Racine, Pascal, La Rochefoucauld et Voltaire sont apparus à cet Allemand comme des parents enfin retrouvés. Il les a lus, relus, appris par cœur ; et après eux il a voulu connaître tout le reste de la famille, si bien que peu d’hommes en France ont pratiqué autant que lui tous nos petits moralistes du siècle dernier. Sans cesse, dans ses livres, Vauvenargues, Helvétius, Diderot, Chamfort, sont appelés en témoignage. Écoutez-le : « Montaigne, La Rochefoucauld, La Bruyère, Fontenelle (dans ses Dialogues des morts), Vauvenargues et Chamfort sont les successeurs directs de la pensée antique. Chacun de leurs livres contient plus de pensées réelles que tous les livres réunis de tous les philosophes allemands… Et Schopenhauer serait digne de leur tenir compagnie, si son sens naturel de la réalité n’était caché sous la peau d’emprunt de sa métaphysique. » Voilà de quels éléments s’est formé le cerveau de Nietsche. Au moment où, vers la trente-cinquième année, ce cerveau ainsi approvisionné s’apprêtait enfin à créer à son tour, le corps qui le soutenait a commencé de se détraquer. Le malheureux Nietsche s’est vu obligé de quitter sa chaire de l’Université de Bâle. Ses yeux, ses énormes yeux ronds, lui refusaient leur service. Ses nerfs s’irritaient au moindre mouvement. Il était pris d’une espèce de frisson qui hérissait ses cheveux sur sa tête. Les voyages, les séjours dans le Midi, à Nice et à Sorrente, échouèrent à remettre en ordre cet organisme trop surmené. L’agonie a duré dix ans, jusqu’au jour où le dernier reste de raison s’en est allé ; et c’est pendant ces dix ans d’agonie que Nietsche a écrit toute son œuvre philosophique. On ne s’étonnera pas, après cela, de la trouver un peu maladive, un peu malsaine aussi et profondément triste avec la fausse gaieté d’un mauvais rire nerveux.

IV.

Que l’on imagine un homme outillé de cette façon ; et qu’on se l’imagine formant, à trente-cinq ans, le même projet qu’avait jadis formé Descartes, le projet de passer en revue l’ensemble complet des idées, des émotions et des actions humaines. Tel a été le but de Nietsche. Il a voulu rassasier sa faim de certitude ; et pour assurer à son système futur une base solide, il a examiné tour à tour chacun des objets qui peuvent occuper l’esprit humain.

Il a tout examiné : il a exploré tous les systèmes de métaphysique, tous les systèmes de morale, toutes les théories politiques, toutes les sciences, toutes les religions. Il a analysé l’amour, l’amitié, les sentiments esthétiques. Il a traversé tous les domaines de la pensée : il allait de l’un à l’autre, le bâton à la main et la besace sur le dos, sans autre désir que de découvrir une vérité certaine. Lui-même s’est comparé au cynique qui courait en plein jour avec une lanterne, cherchant un homme. « Mon malheur, disait-il, est que je ne puis même pas trouver une lanterne. »

Ainsi il allait : chacun de ses volumes est le récit d’un de ces voyages à travers les choses humaines. Il allait cherchant la vérité, tout à l’espoir d’édifier enfin quelque part un beau palais indestructible. Et a mesure qu’il avançait, il détruisait tout sur sa route. Jamais il n’y a eu un tel dévastateur. À droite et à gauche, il a touché à tout ; nulle part il n’est passé sans faire le désert. L’antithèse après la thèse, la réfutation après la démonstration, il les a cassées en morceaux, et il nous a montré en ricanant que le dedans était creux. C’est le nihiliste de la philosophie. Gorgias, Pyrrhon, Hume, M. Renan sont des dogmatiques auprès de lui.

Voici, d’ailleurs, sa profession de foi. C’est un des passages les plus obscurs de son œuvre, mais aucun n’exprime mieux l’étonnant mélange de besoin de croire et d’impuissance à croire qui fait le fond de cette âme malade.

Le vieillard à Pyrrhon.— Tu veux oser cette chose inouïe d’instruire les hommes. Où est la garantie que tu leur offres ?

Pyrrhon. — La voici. Je veux mettre les hommes en garde contre moi-même, je veux révéler tous les défauts de ma nature, et étaler à nu, devant tous, mes contradictions et ma sottise. « Ne m’écoutez pas, dirai-je, aussi longtemps que je ne serai pas devenu plus petit que le plus petit d’entre vous. »

Le vieillard. — C’est trop promettre : tu entreprends là une charge trop lourde.

Pyrrhon. — Eh bien ! cela aussi je le dirai. Plus sera grande mon indignité, plus on se méfiera de la vérité qui sortira de ma bouche.

Le vieillard. — Veux-tu donc enseigner la méfiance à l’égard de la vérité ?

Pyrrhon. — Une méfiance comme jamais encore il n’y en a eu, la méfiance à l’égard de tout et de tous. C’est le seul chemin vers la vérité. Ne croyez pas que cette voie conduise à des arbres fruitiers et à de belles prairies. Vous y trouverez ça