Page:Revue bleue, tome XLVIII, 1891.djvu/762

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

LA RENTREE A LA SORBONNE. « Je crois que les idées générales mènent forcément au | désir de l’action. » Plus tard, en pleine maturité, il écrit que si les sciences historiques et sociales se proposent de découvrir les lois de la vie morale et de la vie des peuple?, ce n’est pas seulement pour les connaître, mais surtout « pour les soumettre à la libre volonté ». Il croit à l’inter- vention de l’homme dans les choses humaines, et il lui semble que l’homme qui pense est obligé par sa pensée même d’être aussi l’homme qui agit. Ce besoin d’action qui jaillissait en lui d’une source si pure, il l’eût exercé partout avec une supériorité incontes- table. Diplomate, il eût fait un ambassadeur de premier ordre; politique, il eût été un homme d’État marquant. 11 l’exerça là où le cours de sa carrière universitaire le por- tait naturellement. Ce n’est pas nous qui nous en plaindrons. Faut-il l’en plaindre et regretter qu’il n’ait pas eu pour son activité une scène plus vaste et plus en vue? Je ne sais trop, mais il me semble que la direction de l’enseignement supé- rieur était pour lui le champ le plus enviable, car là, préci- sément, ce qui le poussait à l’action allait se trouver l’objet de son action. Quel admirable ensemble de qualités natives et acquises il présentait alors, dans la plénitude de sa précoce maturité! Une âme libre, une pensée haute, un esprit juste, une intel- ligence compréhensive et pénétrante comme un fluide, une volonté souple et fidèle à ses fins, une conscience complète de son devoir, une façon simple et toute naturelle de l’ac- complir, une vie intellectuelle d’une rare intensité, une vie morale d’une plus rare élévation, le tout enveloppé d’une gravité quelque peu mélancolique et hautaine, et recelant au centre, comme un mi/slère ignoré de la foule, les tendresses et les bontés du cœur. L’œuvre qu’il recevait des mains de M. du Mesnil était commencée et bien commencée. Ce n’était plus simplement une nébuleuse diffuse : des nojaux y étaient déjà visibles. Mais il restait à les consolider, à les accroître, à y multi- plier les énergies, à en fixer les lois. (l’est à cela que s’ap- pliqua Dumont, sous l’autorité d’un grand ministre de l’in- struction publique, M. Ferry. On a dit que, dans cette œuvre, il avait pris pour idéal une imitation étroite et servilc de l’Allemagne. Rien de plus inexact et rien de plus injuste. Français il était en tout et pour tout, de pensée comme de cœur. Servile imitateur de l’Allemagne, lui, l’écrivain charmant, délicat et délié que vous savez, lui qui a écrit sur les diflérences du génie alle- mand et du génie français des pages qui resteront, lui qui ne ccs,sait de répéter à ses professeurs : « Nous ne renonçons à rien de ce qui fait l’honneur de notre génie national, ni à la clarté, ni au goût, ni à l’habitude de voir en toute question ce qui est général et humain, ni à l’éloquence qui restera toujours une des parties essentielles de notre en.seignemcnl, à tous les degrés. Nous ne renonçons à rien. Nous voulons davantage. «  i’.ti davantage, c’était autant de talent et plus de science. Plus de science, voilà le centre autour duquel se groupent tous l(!s détails de son administration, l’idée ([ui les éclaire et les explique. Plus de science et, pour cela, des locaux en ra[)port avec les liesoins de la science et non plus ces ma- sures étroit’.îs cl croulantes où s’était abrité trop long- temps l’enseignement supérieur; un outillage scientifique complet, de.s laboratoires pour les maîtres, des laboratoires pour les élèves, des bibliothèques, des collections; autour des aniphithéàlres destinés à la parole publique, des salles comme celle-ci adaptées au travail individuel; descn.seignc- menls plus nombreux, des maîtres en possession des mé- thodes savantes, des élèves, et non plus seulement comme a r^’ols des auditeurs, désireux de rerevoir ù leur tour le d’ ji i , , ,’(:! méthodes; de nouveaux rappurtsenlre les maî- tres et les élèves, une réforme graduelle des études, d’abord la préparation à la licence, puis la préparation à l’agréga- tion, enfin, comme troisième étape, chez une élite, l’effort personnel, la recherche de la vérité, la création scientifique, « cette vraie marque de la force intellectuelle », ce but ultime de l’enseignement supérieur. Œuvre considérable, messieurs, programme complet et tracé d’une main si sûre qu’aujourd’hui encore il n’y a iju’à le suivre. Je vous ai dit comment pour lui la science aboutissait na- turellement à l’action. Mais l’action pour l’action, il n’en voulait pas plus que de la science pour la science. A ses yeux, l’action doit obéir à des fins d’ordre social et d’ordre moral. De là sa conception des fonctions dernières de l’en- seignement supérieur. Cet homme, qu’à première vue on eût classé tout autre- ment, était un démocrate. L’était-il d’instinct ou de ré- flexion? L’était-il devenu sous l’influence des études histo- riques ou sous^-elle de l’àme généreuse et enthousiaste qui a partagé trop peu de temps sa vie? Peu importe! il l’était. Mais il l’était à sa façon, c’est-à-dire d’une façon très élevée et très philosophique. Il voyait dans la science, et partant dans l’enseignement supérieur qui la crée et la distribue, l’agent le plus actif du progrès de l’esprit public. « La haute culture intellectuelle — c’est lui qui parle — n’est pas pour la démocratie un simple ornement... elle est une condition de vie ou de mort, et on peut dire que toute ré- publique qui perdrait un seul instant le sentiment profond des cho.ses supérieures serait bien près ou d’une apathie où les intérêts mesquins détruiraient toute dignité, ou de l’anarchie. En efl’et, comme le principe même de ce gouver- nement est le développement de jour en jour plus grand de toutes les libertés individuelles, il faut que ces milliers de libertés qui sont l’État lui-même aient toujours en vue l’idéal le plus élevé, pour que tant d’eflorts ne s’épuisent pas dans de vulgaires préoccupations, mais marchent d’un courage toujours plus entreprenant vers le progrès qui est la loi même de notre destinée. » Oui, en travaillant pour l’enseignement supérieur, il savait qu’en fin de compte il travaillait pour le peuple et il voulait travailler pour lui. Il avait conscience que de cet enseignement s’épandent, tantôt en larges nappes, tantôt en infiltrations invisibles, les clartés et les idées dont une démocratie ne saurait se passer. Et au-dessus encore, il avait conscience que le faite de la plus haute réflexion est u un acte de foi à l’obligation de la justice et du progrès ». En inaugurant ce buste où un artiste cminent, qui fut son ami et son frère, a reproduit ses traits d’une façon sai- sissante, il m’a semblé que le plus bel hommage à rendre à sa mémoire était de dire quelle àrac avait été la sienne. Il m’a semblé aussi que cette page de philosophie transcrite d’après des caractères authentiquement tracés au dernier cercle de sa pensée contenait pour tous un enseignement, et qu’à nous, en particulier, elle redisait nos obligations. M. le ministre, prenant ensuite la parole, se joint à l’hom- mage (jui vient d’être rendu à Albert Dumont. Il insiste sur l’idée que les .services rendus à l’enseignement supérieur deviennent des bienfaits pour tout le pays. Les hautes études et l’esprit scientifique élèvent l’idéal de la démocratie, et, d’un autre côté, la liberté républicaine favorise ces études, parce ((u’elle les respecte cl parce qu’elle ne redoute rien, même des plus hardies spéculations de l’esprit. M. le mi- nistre associe au nom d’Albert Dumont ses collaborateurs dans la réorganisation des études supérieures, M. le recleur Créard, et M. I.iard, ([ui porte si vaillamment l’héritage de son prédécesseur. H termine en remerciant, au nom du gou- verneinent républicain, le corjis des professeurs dont le dévouement éclairé et résolu a si bien secondé et complété l’action des pouvoirs publics.