Page:Revue bleue, tome XLVIII, 1891.djvu/848

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750 M. FERDINAND BRUNETIERE. — LES ÉPOQUES DU THÉÂTRE FRANÇAIS. ment, surtout dans la sculpture grecque. Je dis dans la sculpture : car, sur la tragédie grecque, je n’oserais émettre un avis, et si, pour ma part, je préfère de beau- coup Racine à Euripide ou à Sophocle même, c’est tout bas, sans avoir le courage ou la témérité de vous le dire(l). Ce n’est point seulement dans la forme, c’est égale- ment dans le fond que je retrouve celte couleur grecque; et, à ce propos, l’occasion serait belle, sije ne craignais d’être un peu long, de rechercher ce que c’est, dans YAUila de Corneille, ou dans sa Rodot/ane, que cette couleur locale qu’on y a tant vantée, qu’il y vantait lui-même aux dépens de Racine (2) Mais si les mots, si les noms d’Andromaque et d’Hermione, de Pyrrhus et d’Oreste, ont eux seuls ce pouvoir que nous disions, d’évoquer tout un long cortège de souvenirs dont le temps les a rendus comme inséparables, je ne crois pas qu’il se soil nulle part plus poétiquement mani- festé que dans YAndromaque de Racine, à moins que ce ne soit dans son Iphlgénie ou dans sa Phèdre. Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle, Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle ! Figure-toi Pyrrhus, les yeux élincelants. Entrant à la lueur tle nos palais brûlants, Sur tous mes frères morts se faisant un passage Et de sang tout couvert échauffant le carnage... Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants, Dans la flamme étouffes, sous le fer expirant, l’eins loi dans ces horreurs Andromaque éperdue. Non, en vérité, je ne sache pas de tableau qui donne en quelques traits une impression plus vive ou même plus colorée, dont les détails soient plus précis, ni qui nous reporte plus rapidement aux temps bar- bares encore, et comme préhistoriques, où Racine a placé son action. Son Andromaque est bien grecque, elle l’est autant qu’on le puisse être, et je veux dire par là non seulement autant qu’elle le pouvait être au svii’^ siècle, mais encore autant qu’elle le pourrait, jusque de nos jours mêmes (3). ’ (1) Je serai plus hardi sur le papier, et, sans décider tout à fait la question, je dirai que les hellénistes, en général, me paraissent rai. sonner sur ce point comme s’il n’était rien intervenu dans le monde depuis Sophocle jusqu’il Hacine. Passe donc pour rarchitecture et mémo pour la sculpture! Encore qu’il y eût à dire, les Grecs avaient tout ce qu’il faut pour y exceller, et, do pl’us que nous, l’avantage do l’éducation de l’œil par le nu, mais pour la peiuliirc, l’insigne lai- deur de quf^lque» vases grecs nous permet do croire qu’il n’y a point de Zeujis ou d’Apelles qui no le cédil à un Corrégc ou à un Léonard; et en littérature, il serait bien extraordinaire que deux mille ans se fussent écoulé» sans rien apporter à un Hacino que n’eussent pos.iédé comme lui un Euripide ou un Sophocle. (i) Ou cnnuall. le mot di; Corneille au sujet du Hajazct tiv Racine, qu’il m; trouvait pas assez lurc. (:t) C’est ce que voulait dire Boileau, dont pourtant on se moque, lorsqu’il écriTail les doux vorB : O la plaisimt projut d’un poAto ignnrnnl Qui du tant ds bicua va cliuiair C’hildobriiud. Cu u’élail pan <|u’il oui lui-niûiuu aucun K^’ie^ conlre Childeluund, Mais en même temps qu’il donnait à son Andro- maque cette couleur antique. Racine, vous le savez, ne manquait pas à lui donner aussi la couleur de son temps ; et les mœurs ou la politesse de Versailles res- pirent encore aujourd’hui dans ses vers. C’est un carac- tère de son œuvre sur lequel on a trop et trop souvent insisté pour que j’y revienne une fois de plus. Je me borne donc à dire qu’en le notant on l’exagère, et qu’assurément ni Louis XIV n’avait la cruauté de Pyr- rhus, ni M""^ de La Vallière ou M"" de Montespan les fa(;ons de parler d’Andromaque. Vous verrez, je crois, d’autre part, lorsque nous parlerons de Phèdre, que les mœurs de cour au xvu» siècle différaient encore assez de celles que Racine se plaisait à peindre dans ses tragédies. Mais, pour le moment, il nous suffit qu’il y ait quelque chose devrai dans l’observation, et que cette représentation des mœurs de cour, en s’ajoutant pour sa part à la poésie naturelle de ces sujets an- tiques, leur donne aujourd’hui pour nous une signifi- cation et un attrait de plus. Enfin, messieurs, grecque et classique, Andromaque n’en est pas moins moderne ou même contemporaine, et peut-être, comme je vous le disais au début de cette conférence, est-ce la première de nos tragédies, j’en- tends la première en date, où nous nous retrouvions tout entiers. Car, on dit quelquefois que la langue de Corneille a vieilli, et, eu vérilé, je crains que l’on ne se trompe d’un mot. Est-ce que la langue des Prorliicialcs, qui sont de 1G56, a vieilli"? et, mieux encore que cela, est-ce que, dans l’œuvre de Corneille, la langue du Ciil et du Menteur n’esl pas plus jeune que celle de Budo- gune ou (ÏHéraclius^ Mais ce qui a vieilli, messieurs, ce sont les sentiments, qui sont, eux, les sentiments de 16/|5, expressément marqués de certains caractères que l’on pourrait énumérer, si c’en était le temps, et sensiblement différenls de ceux qui les avaient pré- cédés, ou (lui devaient les suivre. Regardez-y donc d’un peu près, ou plutôt de très près : c’est à peine si la langue de Racine, en tant que langue, a moins vieilli que celle de Corneille : Ahl de quel souvenir vions-tu frapper mon ime! Quoi, Céphise, j’irai voir expirer encor Ce fils, ma seule joie, et l’image d’Hector; Ce tils, que de sa flamme il me laissa pour gage. llclnsl je m’en souviens, le jour que son courage Lui fit chercher Achille ou plutôt le trépas. Il demanda son fils et le prit dans ses bras. mais c’est que le nom do Cliildebrand n’évoquait dans sa mémoire qu’un souvenir confus do temps barbares et grossiers. De mémo el pour h’s mômes raisons, Voltaire, cent ans plus tard, s’étonnait, on ricanant, que CorDoillo cill songé, piiraît-il, h donner le nom li’Hil- dei-iiiie h. la fiancée do son Attila. Sur ([uoi, je m’étonne qii’im éditeur moderne se soil étonné de l’étonnemeut do Voltaire. Je le renvoie à Labiche, dont la muiUé du comique est failo des noms mêmes qu’il donnait it nus personnages : Mislingne, Longlunié, aucouver, Nuuau- courl, Ueaupirthuis, l’adiuard, Durdaid, kranipacli, etc., Ole.