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M. T. DE WYZEWA. — M. THÉODORE FONTANE.

« Chère épouse, dit-il, en essuyant mes larmes,
J’ig-nore quel succès le sort garde à mes armes ,
Je te laisse mon fils pour gage de ma foi
S’il me perd, je prétends qu’il me retrouve en toi.
Si d’un heureux hymen la mémoire t’est chère,
Montre au tils à quel point tu chérissais le père. »

« Hymen » et « gage », » flamme » et « trépas », ce sont sans doute là des expressions aussi surannées que celles de Corneille, puisque aussi bien ce sont les siennes. Un Parnassien ne craindrait pas de chicaner Racine sur ses rimes. Et, dans ces douze vers, un lexicographe s’aviserait peut-être que le vocabulaire du poète est assez restreint. Mais, les sentiments sont si justes, l’accent en est si pénétrant, le contour ou le dessin psychologique en est si naturel, l’âme humaine enfin y est si bien aperçue et rendue en son fonds, — « sous l’aspect de l’éternité, » pour me servir du mot d’un philosophe, — qu’un barbare seul pourrait songer au reste, et qu’aussi longtemps qu’il y aura des veuves séparées d’un mari par une brusque surprise de la mort, elles rediront dans leur lamentation les vers immortels d’Andromaque. Elles les rediront moins beaux, et peut-être surtout moins simples, mais elles les rediront !… Faites attention encore au rôle entier d’Hermione, et voyez si la psychologie de la jalousie n’y est pas épuisée…

Que si maintenant, messieurs, nous essayons de mesurer le progrès accompli, nous pouvons, vous pourrez, après la représentation d’Andromaque, vous le résumer en peu de mots.

Premièrement, la loi promulguée, si je puis ainsi dire, par Corneille dans son Cid, et comme renforcée ou même exagérée déjà dans sa Rodogune, et depuis, dans son Héraclius ou dans son Atlila, Racine, dans son Andromaque, l’a dégagée de ce qu’elle avait encore de trop rigide ou de trop absolu. L’action dramatique est bien toujours pour lui, comme pour Corneille, une manifestation du pouvoir de la volonté, mais il ne lui paraît pas que cette volonté doive être nécessairement conçue comme une force aveugle et consciente à la fois, — aveugle, quant aux motifs qu’elle pourrait avoir de changer la direction de son effort, consciente, jusqu’au délire de l’orgueil, de l’inflexibilité de cet effort même ; — ni surtout comme une force en tout temps analogue, identique, ou égale à soi-même. Quelle qu’en soit l’origine, il suffit à Racine que des résolutions ou des décisions humaines fassent le ressort agissant de ses drames, et, dérisions ou résolutions, vous verrez dans Phèdre qu’il n’hésite pas, quand la vérité le demande, à les faire surgir du fond de l’inconscient en les rapportant, comme à leur cause, à la fatalité passionnelle. Mais ce qu’il hésite encore moins à peindre, ou plutôt ce qu’il aime à représenter, ce sont les fluctuations de la volonté même, ou les perplexités dont la détermination s’engendre, et ainsi la loi du théâtre, au lieu de contrarier chez lui l’imitation de la vie, y concourt et l’achève.

En second lieu, ce que le paradoxe de Beaumarchais, — qui sera celui de Diderot, de Mercier, de quelques-uns aussi de nos romantiques, — pouvait contenir de vérité, Racine, dans son Andromaque, l’a réalisé quelque cent ans à l’avance, en restreignant la part de l’histoire dans le drame pour, au contraire, y augmenter d’autant celle de la vérité générale. C’est ce que l’on exprime quelquefois en disant que, tandis que dans Rudogune les caractères sont subordonnés aux situations, inversement, dans Andromaque, les situations sont subordonnées aux caractères. User d’abord et, plus tard, abuser de l’histoire pour authentiquer des situations invraisemblables, des sentiments inhumains et des dénouements extraordinaires, c’est ce que Corneille avait fait. Mais Racine, lui, parti de l’observation, et ne tâchant qu’à peindre des sentiments qui fussent de tous les temps et de tous les lieux, dans des situations ordinaires, pour ne pas dire quotidiennes, n’a cherché dans l’histoire que le moyen de les rendre tragiques ou uniques. Toutes les mères ont tremblé pour leur fils, mais une seule s’est trouvée dans la condition d’Andromaque; et il ne s’est rencontré qu’une Hermione, mais toutes les duchesses ou toutes les blanchisseuses ont ressenti comme elle les tortures de la jalousie…

Et il en est arrivé ceci : qu’en traitant la tragédie de cette manière toute nouvelle, Racine, de purement oratoire qu’elle était encore aux mains de Corneille, l’a rendue, messieurs, proprement poétique. Si ce n’est pas celui de ses titres de gloire sur lequel on a le plus insisté, ce n’en est pas peut-être le moindre, et nous le verrons bien quand nous nous occuperons prochainement de sa Phèdre

Ferdinand Brunetière.




NOTES SUR LES LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES
Un romancier naturaliste allemand.
M. THÉODORE FONTANE.

M. Théodore Fontane est né à Neu-Ruppin, dans la Marche de Brandebourg, le 30 décembre 18199. Il descend d’une des familles françaises qui, après la révocation de l’Edit de Nantes, sont venues se fixer en Allemagne.

Plusieurs de ces familles entrèrent au service de princes allemands qui, peu de temps après les avoir recueillies, se convertirent au catholicisme ; les familles françaises qu’ils avaient recueillies se convertirent du même coup, pour rester en faveur ; de sorte qu’on rencontre souvent, notamment dans le Palatinat et sur les bords du Rhin, des Allemands dont les familles ont cessé d’être françaises pour ne pas devenir catho-