Page:Revue bleue, tome XLVIII, 1891.djvu/850

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liques, et sont devenues catholiques sitôt arrivées en Allemagne.

Dans la Marche de Brandebourg, au contraire, les familles françaises ont pu garder jusqu’à notre temps leur foi protestante. Elles paraissent même s’être efforcées avec un soin tout particulier de rompre les liens qui les attachaient à leur pays dorigine, si bien que leurs descendants, malgré leur nom français, sont aujourd’hui parmi les types les plus parfaits de la race prussienne.

Tel est, du moins, le cas pour M. Fontane. Ce n’est pas lui qu’on pourrait appeler, comme le philosophe Nietsche, un Allemand par occasion. On ne trouverait rien chez lui qui rappelle son origine française, sinon peut-être son profond amour de la Marche prussienne, un pays dont le charme, tout en nuances et en demi-teintes, échappe, quoi qu’ils en veuillent, au goût un peu brutal des Allemands.

À treize ans, M. Fontane entra dans une école industrielle de Berlin ; à seize ans, il fut admis comme préparateur dans une pharmacie. Il fut tour à tour apprenti pharmacien à Dresde, à Leipzig, puis en Angleterre. Quelques articles envoyés de Londres à des journaux allemands commencèrent sa réputation d’écrivain; et quand jl revint dans son pays, en 1849, il put abandonner la pharmacie pour vivre désormais de ses ti-avaux liltéraires.

Il collabora à divers journaux, en particulier à la Nouvelle Gazette prussienne et à la Gazette de Voss. Politique intérieure et politique étrangère, critique littéraire, artistique, théâtrale, il n’y a pas de sujet qu’il n’ait traité. C’était un journaliste consciencieux et très bien renseigné. Il fut chargé du compte rendu des opérations militaires pendant les campagnes de 1864 et de 1866. En 1870, il avait, dans le même but, suivi en France l’armée prussienne ; mais, en arrivant à Toul, il n’avait pu résister au désir d’aller voir Domrémy où était née Jeanne d’Arc ; il fut arrêté comme espion par des francs-tireurs français, traîné de prison en prison, enfermé à la citadelle de Besançon, conduit ensuite, d’étape en étape, par Lyon, Moulins, Poitiers, à Hochefort, et relégué, jusqu’aux premiers mois de 1871, dans l’île d’Oléron. Il a raconté les divers épisodes de Celle ca|)livilé dans un très beau livre, plein d’anecdotes amusantes et de tragiques tableaux. Parmi tant (le livres qu’on a traduits sur le sujet de la guerre franco-allemande, je ne comprends pas qu’on ait négligé (le traduire celui-là. Il est écrit avec une étonnante impartialité; et il a sur tous les autres l’avan- tage d’être bien écril.

Mais le journalisme n’a jamais été pour M. Fontane qu’un métier pour gagner sa vie. Dans l’intervalle de ses articles, il s’occupait de deux choses qui lui tenaient plus à cœur : il faisait des verset il étudiait l’hisloire de la Marclu! de Brandebourg.

Dès 1850, il avait publié un recueil de poèmes, Hommes et Héros. Il a publié, depuis, plusieurs séries de légendes et de ballades empruntées aux mythes Scandinaves, aux traditions prussiennes et à l’histoire d’Angleterre. Les jeunes poètes allemands le tiennent pour un de leurs maîtres. Ses vers manquent de souffle, et le sentiment lyrique n’y est pas très abondant : mais les images sont plus fermes, mieux suivies, que chez aucun autre poète depuis la fin de l’école classique, et la forme est d’une extrême pureté.

Voici, choisies au hasard, dans la nouvelle édition des Poésies [1] de M. Fontane, deux ballades sur des motifs populaires allemands :

LA NUIT DE LA SAINT-SYLVESTRE.



Le village est tranquille, tranquille est la nuit. — La mère dort, la fille veille ; — elle couvre la table, elle met deux couverts — et appelle de tout son cœur l’instant de minuit.

Pourqui cette impatience ? Pourquoi cette hâte ? — Quel sera donc l’hôte de minuit ? — Ne le lui demandez pas, elle ne le connaît pas ; — elle sait seulement ce que dit la légende. La légende dit : « Quand une jeune fille veille — à douze heures dans la nuit de la Saint-Sylvestre, — et quand elle met deux couverts sur la table, — elle apprend qui sera son futur.

« Et quand même la fille ne l’aurait jamais vu, — et quand même il serait à cent lieues de là, — il entrera chez elle et s’installera — et mangera et boira, et puis repartira. »

L’horloge sonne douze heures; elle écoute avec terreur; — elle voudrait que la table ne fût pas couverte ; —l’angoisse et la peur l’envahissent ; — elle ne veut pas regarder son fiancé.

L’aiguille de l’horloge poursuit sa marche ; — personne n’entre, la jeune fille respire; — elle cesse de considérer la porte. — Seigneur Dieu, il est là, assis près d’elle !

Son œil est brillant, pâle son visage ; — jamais de toute sa vie elle ne l’a vu ; — il la considère, et se verse à boire — et dit : « Des maintenant tu es à moi ! « Je suis un fougueux compagnon; —j’ai vite fait de choisir et d’enlever. — Je suis le fiancé, toi la fiancée, — et je suis aussi le prêtre pour nous unir. »

l’embrasse; elle pousse un cri. — La mère l’entend et 

se hâte de venir. — Trop tard : le vin est répandu sur la table; — et sa fille est toute seule — morte.

SONGES-TU AUX JOURS PASSÉS, MARIE [2] ?



Songes-tu aux jours passés, Marie, — quand tu regardes ton feu, dans la nuit ? —Voudrais tu voir revenir ces claires journées — où le soleil riait, et toi comme lui ?

  1. Gedichte, 4e (édition. — 1 vol. Berlin, W.Hertz.
  2. Songes-tu aux jours passés, Marie ? est le premier vers d’une chanson populaire allemande.