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Ils s’aimèrent dix ans. Pendant longtemps, dit-on, Chopin avait en comme peur d’être présenté à l’auteur de Lelia. Il évitait, retardait cette rencontre. Alors Mme Sand vint au-devant de lui ; ils furent simplement amis d’abord. L’amitié de cette femme virile était exquise et forte, énergique et dévouée. Mais dans l’automne de l’année 1857, Chopin tomba malade ou plutôt plus malade qu’il n’était d’habitude. On lui conseillais Midi, et sa nouvelle amie l’enleva, le transporta d’un coup jusqu’à Majorque, le soigna comme un enfant. Elle fut maternelle et dominatrice, et l’aima parce qu’il était féminin. « Il était, dit-elle dans le portrait qu’elle a tracé de lui[1], il était délicat de corps comme d’esprit. Mais cette absence de développement musculaire lui valut de conserver une beauté, une physionomie exceptionnelle, qui n’avait, pour ainsi dire, ni âge ni sexe. « 

« C’était quelque chose comme ces créatures idéales que la poésie du moyen âge faisait servir à l’ornement des temples chrétiens. Un ange, beau de visage comme une grande femme triste, pur et svelte de forme comme un jeune dieu de l’Olympe, et, pour couronner cet assemblage, une expression à la fois tendre et sévère, chaste et passionnée. »

Ainsi George Sand se pénétra de ce qui lui manquait, elle se féconda d’idéal. Et c’était si beau, cet amour régnant dans Majorque, sous un ciel toujours pur, dans une île ignorée, presque une île déserte ! Le corps de Chopin fut sauvé, son âme s’emplit d’extase. Jamais plus tard, après la rupture, il ne se plaignit de son infidèle amie. Il lui devait la vie et la joie, il l’aima toujours. « D’autres, a-t-elle encore écrit, d’autres cherchent le bonheur dans leurs tendresses. Quand ils ne l’y trouvent plus, ces tendresses s’en vont tout doucement ; en cela, ils sont comme tout le monde. Mais lui aimait pour aimer. Aucune souffrance ne pouvait le rebuter. Il pouvait entrer dans une nouvelle phase, celle de la douleur, après avoir épuisé celle de l’ivresse. Mais la phase du refroidissement ne devait jamais arriver pour lui. C’eût été celle de l’agonie physique. » Elle notait cela. Elle le savait. Elle savait tout, et aussi qu’elle n’était pas comme lui. « En amour, a-t-elle écrit, il n’y a que les commencements. » Elle a encore observé ailleurs, avec l’habituelle et rude honnêteté qu’elle mettait à juger les choses de sentiment, comparant sa nature riche et exubérante à celle de Chopin, contemplative et concentrée : « Elles ne peuvent se fondre l’une dans l’autre. L’une des deux doit dévorer l’autre, et n’en laisser que des cendres. » Or, au feu des passions, elle ne brûlait que comme le phénix.

Liszt, dans sa Biographie, improvisation d’un style un peu trop magnifique et grandiloquent, a dit qu’elle se réservait toujours le droit de propriété sur sa personne, quand elle l’exposait aux corruptions de la mort ou de la volupté. Mais c’est au fond un droit que tout le monde possède ; cette femme extraordinaire avait tout simplement une probité masculine, une santé superbe, elle bon sens le plus clairvoyant. Le plus sage, c’est de la juger comme Chopin, qui souffrit, certes, qui souffrit comme une femme abandonnée, mais garda de ces six mois de Majorque « une reconnaissance toujours émue ». Je voudrais bien savoir, après tout, pourquoi nous trouvons tout naturel qu’un homme quitte une femme, alors que nous affectons d’être si fort scandalisés quand les rôles se renversent. On connaît la célèbre anecdote de Majorque : George Sand partant un jour d’orage à travers la pluie et le vent déchaînés, par pure joie de vivre, pour marcher, pour lutter contre les éléments; Chopin, fou d’inquiétudes nerveuses, se disant : « Elle va mourir », composant l’admirable Prélude en fiss moll, et, quand Lélia revint, tombant évanoui à ses pieds. Elle en fut peu touchée, fort agacée même, dit la Biographie… Mais enfin, si vous êtes homme, imaginez que vous êtes monté à cheval, que vous reveniez ivre de grand air, le sang fouetté par la bonne pluie tiède, et qu’une personne d’un sexe différent du vôtre vous fasse cette scène. Vous penserez : « Mon Dieu, que les femmes sont donc ennuyeuses ! » C’est ce qui arriva à George Sand. Et elle resta encore longtemps fidèle à sa passion morte, par indulgence, par charité peut-être, et surtout par instinct maternel, pour ne pas rendre malheureux « cet éternel malade ».

La vie presque commune continua, George Sand recevait Chopin à Nohant. C’est ce que contribuent à prouver les lettres que vient de publier la Bibliothèque de Varsovie.

Ces lettres sont toutes adressées au comte Albert Grzymala, ex-ambassadeur, et ami intime de Chopin. Les unes furent données à la princesse Czartoryska par le fils du comte Grzymala, les autres lui furent léguées par le comte Albert lui-même. Elles présentent un intérêt fort inégal. La plupart ne sont que de simples billets, car le musicien détestait écrire. Mais cette correspondance, commencée en 1841, montre qu’après le retour de Majorque, en 1839, Chopin continuait de faire à Nohant des visites fréquentes, bien qu’il habitât ordinairement chez son ami, Jean Matuszinsky, professeur à l’École de médecine, phtisique lui aussi, et qui devait précéder Chopin dans la tombe, en 1844.

Cette année fut néfaste pour le compositeur. Après

  1. Lucrezia Floriani.