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la mort de son ami, il eut à subir celle de son père, qu’il aimait avec la plus vive tendresse. Sa santé, de plus en plus ébranlée, inspirait les plus grandes craintes à ses amis. Il avait de terribles attaques de toux, et le moral affecté ne soutenait plus un corps affaibli. George Sand était lasse de son malade, et le laissait voir. C’est alors qu’il appela près de lui sa famille. Louise Jédrjiewitch, l’aînée et la plus aimée de ses sœurs, accourut avec son mari. Mais l’air de Paris était funeste au maître. George Sand l’invita à faire à Nohant, avec sa sœur, un séjour prolongé. Puis, vers l’automne, tous revinrent à Paris. Chopin était presque remis ; sa sœur devait repartir pour la Pologne ; il la conduisait au concert, au théâtre, et George Sand allait partout avec eux. C’est alors qu’il écrivait à Grzymala :

Je suis revenu hier. Comment te voir ? Je suis en courses et emplettes. Ce soir, nous irons voir Rachel. Je serai tout près de toi. Peut-être à cette nuit, peut-être à demain matin. Mme S… t’embrasse beaucoup.

Aussitôt qu’il allait mieux, d’ailleurs, il abandonnait son amie, passait ses soirées en improvisations, ses nuits à boire. Il eut des aventures, et la revue polonaise dit lesquelles. Je n’imiterai pas cette indiscrétion. Toujours, du reste, au bout de quelques jours, épuisé, écœuré, il revenait à Nohant. C’est là que furent conçues ses meilleures œuvres. De 1844 à 1847, quand il retournait à Paris, il allait loger square d’Orléans, à deux pas de George Sand. Tous deux prenaient ensemble leurs repas chez une certaine Mme Marhani, qui tenait un petit restaurant fréquenté par les littérateurs. Cependant les orages devenaient plus fréquents.

Cher, écrivait-il à Grzymala, viens demain jeudi chez moi à 5 heures trois quarts… Pour ce qui est de l’Aurore (George Sand), elle était hier couverte de brouillard. J’espère du soleil aujourd’hui…

Le 8 juillet 1846, de Nohant, il écrivait encore au même :

Ma vie ! Je sais de Léon[1], qui m’écrit au sujet de mon éditeur de Berlin, que tu es en bonne santé. Tu es encore par la pensée au bord du Rhin, sinon plongé dans la politique jusqu’au cou. Malgré cela, écris-nous quelques mots : peut-on espérer de te voir ici ? La campagne est si belle maintenant. Il y a quelques semaines nous avions ici un temps affreux, tempêtes et averses terribles. Viardot, qui était venu chercher sa femme, est rentré seul à Paris à cause de tous ces chemins détrempés. Je t’en prie, prends quelques jours de repos et viens pour faire la joie de ton vieil ami. — Ch.

P. S. — G. Sand prépare un nouveau roman.

Ce nouveau roman, d’après les dates, — 1847, — fut Lucrezia Floriani : le roman de son amour mort. Ce n’est pas un des meilleurs, et les compatriotes de l’illustre musicien se plaignent qu’on l’ait « caricaturé ». Ils se trompent. Sand n’a jamais caricaturé personne. Chopin apparaît, dans ce morceau de confession, qui est le pendant d’Elle et Lui, noble, faible, inconséquent, maladif, câlin et souple ; et Elle, elle fut ce qu’elle avait toujours été, tranquillement forte, franche avec elle-même et avec son ami, incapable de simuler un sentiment qu’elle n’avait pas, et tout étonnée qu’on lui demandât ce qu’elle n’avait plus. Attendit-elle la rupture, après ce coup d’un si grand éclat ? C’est bien probable, mais la rupture ne vint pas. Le malheureux Chopin subit l’affront et se cramponna. Sa seule vengeance fut d’appeler désormais son infidèle « Lucrèce. » Alors il eut à subir les humiliations suprêmes. Il y avait d’ailleurs longtemps que la situation était étrange et insupportable. Lucrèce prétendait conserver la constance sans la fidélité, et Chopin prétendait rester fidèle avec des inconstances. Comment eut lieu la scène finale ? Liszt conte, dans sa Biographie, qu’après une opposition violente au mariage de Solange, la fille de George Sand, avec un sculpteur célèbre, Chopin abandonna Nohant pour n’y plus revenir, et la Bibliothèque de Varsovie ajoute certains détails, nullement prouvés du reste, et qui tendraient seulement à démontrer que George Sand avait quelque raison d’être fatiguée d’un jaloux éternel et inconséquent.

La douleur du maître, quelques erreurs qu’il eût pu commettre, n’en fut pas moins rude. Épuisé par cette dernière émotion, il tomba gravement malade. La princesse Marceline Czartoriska ne quitta pas son chevet. Jamais les affections féminines, même les plus pures, ne firent défaut à cet homme-enfant, si tendre, et qui savait si bien solliciter les caresses et les soins. En 1848, il se releva avec une ombre de vie. Dans la seconde moitié de février il se trouvait assez bien pour organiser un concert à la salle Pleyel. Mais la révolution grondait, Lamartine était au pouvoir. Chopin, patriote polonais, ne paraît pas s’être jamais intéressé aux affaires de France. Quand on parlait politique, il n’écoutait plus. Ennuyé, écœuré, brisé toujours de la fin de son grand amour, il partit pour Londres, où depuis quinze ans on connaissait, on admirait son œuvre. Il souleva l’enthousiasme, gagna une fortune, et acheva de brûler sa vie. C’est à cette époque que se rapportent les lettres inédites les plus importantes. Il écrit de Londres :

Ma vie la plus chère ! Je rentre du Théâtre Italien. Jenny Lind y a chanté pour la première fois cette année, et la reine Victoria y a assisté pour la première fois depuis son mariage avec le prince Albert. Toutes deux ont

  1. A. Léon, banquier parisien, qui rendit quelques services d’argent à Chopin, et lui facilitait ses relations avec les éditeurs de musique.